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Pourquoi il faut lire Chroniques du Pays des Mères, roman culte de la SF féministe

Les éditions Mnémos viennent de sortir une réédition du roman culte d'Élisabeth Vonarburg. Une œuvre de science-fiction essentielle sur les questions de genre.

Dans notre sélection des œuvres cultes de la science-fiction féministe, la romancière Sylvie Denis nous citait Chroniques du pays des mères, signé Élisabeth Vonarburg. Cet ouvrage a été publié initialement en 1992 et, depuis quelques temps, il était devenu difficile à trouver. Les éditions Mnémos ont pris l'excellente initiative de proposer, enfin, une réédition. C'est l'occasion de se replonger dans ce récit ou de le découvrir.

Dans son commentaire, Sylvie Denis nous faisait part de l'un des intérêts majeurs de l'ouvrage : puisque tout est écrit au féminin, « à la fin, on se demande comment on a pu hésiter à féminiser tel ou tel terme. Le pouvoir de la langue et de la mémoire ». C'est cette même remarque qui vient à l'esprit de Jeanne-A Debats, écrivaine française de science-fiction et préfacière de la réédition, interrogée par Numerama : « Chroniques du pays des mères est le premier roman en français qui m’ait fait toucher du doigt, de manière indiscutable, le pouvoir des mots ». 

L'ouvrage tire en partie sa force de ses choix sur le langage. Sans aller dans l'écriture inclusive, « le roman démontre à chaque ligne la domination genrée, rampante, sournoise, jusque dans la langue », relève Jeanne-A Debats. « Sans effet de manches » et « de façon presque sournoise », Élisabeth Vonarburg opère un simple renversement : « le passage du masculin neutre au féminin neutre ». L'autrice renverse en effet la prédominance grammaticale du masculin, avec celle du féminin. Si un homme et une femme regardent un coucher de soleil, alors elles le regardent. Ce faisant, Élisabeth Vonarburg donne, selon les mots de Jeanne-A Debats, « un coup de projecteur d’une absolue crudité sur l’injustice affirmée, consolidée, par le langage ».

Un matriarcat pacifique

Le futur lointain de Chroniques du pays des mères se situe bien après une série de désastres environnementaux et humains qui ont ravagé la Terre. Dans la société post-effondrement, qui se reconstruit peu à peu, une évolution génétique a débouché sur une chute drastique des naissances de garçons. Résultat, les hommes se font très rares. Deux premières périodes historiques en découlent. D'abord, les Harems : les hommes ont pris pour prétexte leur faible nombre pour instaurer une dictature asservissant les femmes. Puis il y a eu les Ruches : les femmes se sont révoltées et ont asservi les hommes. Le présent du roman représente l'aboutissement d'un entre-deux. Le patriarcat s'est écroulé, remplacé par un pouvoir matriarcal plutôt pacifique.

Toute la société est structurée autour des problèmes de fertilité. Seules les « Mères », sortes de cheffes de famille, peuvent enfanter avec des mâles  ; les autres doivent passer par l'insémination artificielle. Dans ce contexte, le focus est porté sur Lisbeï. Elle était destinée à devenir une prestigieuse « Mère », mais annoncée stérile, elle partira en exil explorer le monde. C'est un récit initiatique, sur la reconstruction de toute la société par les femmes, sur les vestiges du passé, entre une narration à la troisième personne et un journal intime où Lisbeï confie ses souvenirs et sentiments.

Le genre, une question de culture, pas de nature

En tournant les premières pages du roman, le Pays des Mères apparaît facilement comme une forme d'utopie. Mais comme souvent en littérature de science-fiction, toute utopie s'avère finalement pleine de défauts cachés. Les chaînes du patriarcat se sont brisées, et ça, c'est tant mieux, mais toutes les chaînes ont-elles vraiment disparu ? « Le pays des Mères aurait dû être une utopie véritable, née de trois cataclysmes, pourtant les descendantes des victimes n’ont pas totalement compris la leçon, relève Jeanne-A Debats. Elles ont appris celle du bourreau. »

Peut-on estimer que les personnages imaginés par Élisabeth Vonarburg ne se sont pas débarrassées « des vieux schémas masculins » ? C'est une remarque qui, à l'époque de la parution du roman, revenait dans quelques critiques. Mais Jeanne-A Debats n'est pas d'accord avec cette analyse : estimer que les dérives proviennent d'une reproduction du schéma masculin, « c’est encore une façon de célébrer le mâle, cela, de lui attribuer une essence particulière (ici, celle du mal, sans jeu de mots) ». Pour Jeanne-A Debats, Chroniques du Pays des Mères démontre que lorsqu'un genre exerce du pouvoir sur un autre, alors « le genre dominant tombe directement dans le rapport de pouvoir, la force, le mépris, l'écrasement, la domination dans tous les recoins de la vie quotidienne, jusqu'au ressenti ».

Pour cette raison, le roman d'Élisabeth Vonarburg est féministe par essence, car il pointe du doigt l'absurdité pure et simple du principe de domination. Il montre combien le genre est une construction purement culturelle qui donne une valeur sociale, politisée, orientée au sexe. L'autrice déstructure le pouvoir lui-même et toute vision trop genrée des relations humaines. Le roman « démontre en gros que l’angélique 'femme, avenir de l’homme' n’est qu’un leurre de plus, célébrant de feintes qualités de nature, quand elles ne sont que culture », explique Jeanne A-Debats à Numerma.

Un roman miroir du présent

Ce constat peut apparaître déprimant (il y aurait toujours un dominant ou une dominante, ainsi qu'un dominé ou une dominée), mais le récit est plus intelligent encore, car, non, il n'est pas pessimiste pour autant. Élisabeth Vonarburg ne se limite pas à déplorer une fatalité. Elle épouse l'une des utilités de la science-fiction, à savoir proposer des solutions. Comme le relève Jeanne-A Debats, à travers le voyage initiatique de Lisbeï « il y a la troisième voie que désigne l’histoire, celle des changeformes, des changegenres, là se situe peut-être la porte de sortie vers la bonne leçon… ».

Finalement, Chroniques du Pays des Mères mérite d'autant plus une réédition en 2019 que son message est intemporel. La société futuriste décrite par la romancière n'est qu'un miroir déformant du présent, quel qu'il soit. L'originalité narrative est évidemment une qualité de l'ouvrage, tout comme le personnage attachant de Lisbeï, mais il est à porter au rang de chef d’œuvre incontestable de la SF par sa capacité à dénoncer les absurdités culturelles du genre, du pouvoir, du langage... d'une façon brillamment subtile, complexe, complète.

Si Jeanne-A Debats précisait à Numerama que le roman l'a mise face au pouvoir des mots, elle nous confie également qu'il lui a fait toucher « cette prégnante et invisible façon de colorer notre vie d’une certaine nuance dont nous n’avons pas conscience ; poissons que nous sommes dans le bocal, nous ne voyons pas l’eau. Nous ne voyons pas que cette eau nous étouffe tandis qu’elle nous impose une grille de lecture du monde. »