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Le lobby des médias européens est-il en train de faire une grosse erreur dans la lutte contre la désinformation ?

En voulant protéger la liberté de la presse, le lobby des médias à Bruxelles risque d’ouvrir la boite de Pandore et de réduire à néant tous les progrès faits depuis des années en matière de lutte contre la désinformation. 

« L’enfer est pavé de bonnes intentions. » Difficile de trouver une formule qui résume mieux les efforts déployés par le lobby des médias à Bruxelles pour influencer le DSA (Digital Services Act).

Ce texte, actuellement en discussion au Parlement européen, est d’une importance capitale pour tout ce qui touche au numérique mais demeure largement méconnu en France. Avec son jumeau, le DMA (Digital Markets Act), ils visent à mieux encadrer les pratiques des grandes entreprises du numérique. « Ce sont des textes de référence pour les 20 ans à venir », nous explique un fin connaisseur du dossier.

Plus de transparence sur le fonctionnement des algorithmes, des politiques de modération plus claires et efficaces pour les grandes plateformes et une meilleure coopération entre les États sont autant d’objectifs du DSA depuis sa présentation par Thierry Breton et Margrethe Vestager à la commission européenne le 15 décembre 2020.

Vu l’importance du texte, il n’est pas étonnant de constater que tous les lobbys de la place de Bruxelles cherchent à influencer le travail des commissions et des députés qui s’affairent sur ce texte depuis des mois. Selon un rapport des ONG européennes Corporate Europe Observatory (CEO) et LobbyControl, les dépenses de lobbying du secteur de la tech s’élèvent maintenant à 97 millions d’euros annuels dans la capitale belge. Un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé et qui coïncide à l’arrivée des textes DSA et DMA.

Si ce lobbying-là est particulièrement visible et surveillé, un autre, plus discret, entend bien peser dans les négociations : le lobby des médias. Tout comme leurs homologues de la « tech », les représentants d’intérêt des médias suggèrent des amendements, se rapprochent des acteurs du dossier et essayent de faire passer leurs éléments de langage dans les commissions.

On distingue plusieurs organisations comme EMMA et ENPA (les « publishers » qui représentent les journaux et magazines), EBU (audiovisuel public), ACT (audiovisuel privé) ou encore l’EFJ (European Federation of Journalists) qui essayent, tant bien que mal, d’afficher un front uni.

Depuis des mois, ces professionnels de l’influence essayent d’inclure dans le DSA une « exemption pour les médias » des politiques de modération des grandes plateformes. En clair, l’impossibilité pour Google, Facebook et les autres « grands acteurs » de supprimer des contenus ou d’en mettre d’autres en avant.

L'exemption de modération pour les médias est-elle vraiment une bonne chose ?

L'initiative a d’abord été soutenue par les « publishers » qui arguent qu’il faut se prémunir d’éventuelles censures arbitraires de la part des grandes plateformes. « On prend souvent l’exemple de la photographie de La petite fille au napalm du photographe Nick Ut prise pendant la guerre du Vietnam. Cette photographie a été supprimée de Facebook car elle ne correspondait pas aux 'standards de la communauté'. Nous pensons que les plateformes ne doivent pas avoir un tel pouvoir », explique Joy De Looz-Corswarem, représentante de la European Magazine Media Association (EMMA).

Pour elle, c’est simple : « Ce qui est légal hors ligne doit l’être en ligne » et il serait « trop dangereux », selon elle, « de laisser le droit aux plateformes de trancher». Un discours bien rôdé qui invoque la nécessité de protéger la « liberté de la presse » et qui pointe les risques de dérives des plateformes. Si les arguments paraissent séduisants sur le papier, ils sont loin de convaincre les professionnels de la lutte contre la désinformation. Pour eux, cette « exemption des médias » des politiques de modération fait peser de sérieux risques en matière de lutte contre la désinformation.

Comment définir un « média » ?

Pour Guillaume Kuster, co-fondateur de CheckFirst Network, cette proposition d’exemption a constitué une « alerte rouge ». Pour lui, ainsi que pour tous les autres interlocuteurs de Numerama, c’est la définition même des « médias » qui est problématique. Trop vague, sujette à des interprétations très extensives, elle finit par exempter de modération bien plus que les « médias » au sens usuel du terme. « Des exemptions vagues sur un mot mal défini, ça devient des exemptions générales », résume un autre fin connaisseur du dossier.

Aujourd’hui, « une écrasante majorité des grandes campagnes de désinformation repose sur la création de médias fantoches ou d’organes de propagande à la solde d’États autoritaires », explique-t-il. Pour lui, si cette mesure passe dans le DSA, « tous les protagonistes derrière les campagnes de désinformation utiliseront cette faille législative pour mener leurs opérations. Et il sera impossible pour les plateformes d’intervenir».

Des préoccupations « audibles » pour Joy De Looz-Corswarem de EMMA, qui rétorque que cela reste « au lecteur de faire la part des choses ». L'argument peine à convaincre du côté des experts, qui peuvent passer des mois avant d’identifier des opérations d’influence et des médias fantoches.

L’EFJ (European Federation of journalists), plus vaste organisation de journalistes en Europe qui assure sur son site représenter plus de 320 000 journalistes, prône aussi l’exemption de modération pour les médias. Renate Schroerder, en charge de DSA, nous assure être également sensible aux arguments avancés par les experts, sans pour autant que la position de l’organisation évolue.

Pour l’EFJ, l’ « antidote » à la désinformation est simple, il consiste à « investir dans le journalisme éthique et le pluralisme ». Un vœux pieux qui n’empêchera aucune campagne de désinformation de se répandre sur le web, si l’on se réfère à une étude du MIT publiée en mars 2018 dans le prestigieux journal « Science » qui stipule qu’une fausse information se répand six fois plus vite qu’une information vérifiée.

Face à l’incompréhension des experts, un autre lobbyiste des médias finit par lâcher le morceau sous couvert d’anonymat. Il assure que « cette proposition d’exemption est très loin de faire l’unanimité au sein des différentes organisations ». « Les publishers sont les plus agressifs sur ce texte et ne veulent pas changer de position. Nous autres, on sait parfaitement les dégâts que peuvent faire ce genre d’exemptions et on ne soutient pas forcément cette idée », affirme-t-il à Numerama.

La situation exaspère aussi Guillaume Kuster de CheckFirst Network, qui relève que « sans même s’en rendre compte, ils [ce lobby des médias] sont en train de faire le jeu des grandes plateformes comme Facebook, qui ne demandent rien de mieux que de ne plus avoir à charge la modération des contenus, et d’arrêter de dépenser de l’argent là-dedans. »

La partie n'est pas encore jouée

Si rien n’est encore joué à ce stade, les arguments des représentants d’intérêt des médias ont tout de même trouvé un écho dans différentes commissions. «Le but des lobbyistes est de faire pénétrer leurs éléments de langage et propositions d’amendement dans les commissions dans lesquelles on discute du DSA. Plus on retrouvera le principe d’exemption des médias, plus il y a des chances qu’il soit retenu dans le texte final », décrypte un lobbyste à Bruxelles.

Aujourd’hui, le principe d’exemption des médias semble trouver un certain écho dans plusieurs commissions comme la « commission CULT » (culture), la commission JURI (juridique) et la puissante commission ITRE (industrie, de la recherche et de l'énergie).
Reste à savoir si la commission IMCO (marché intérieur et de la protection des consommateurs), qui aura le mot final, ira dans le même sens et sera influencé par les représentants d’intérêts. Réponse le 8 novembre.

La France pousse-t-elle dans le mauvais sens ?

Le lobby des médias ne semble pas être le seul acteur prêt à tout pour intégrer une « exemption des médias » dans les politiques de modération des plateformes. Un acteur proche du dossier nous assure de son côté que Paris pousserait aussi dans ce sens et que des consignes ont été envoyées aux députés européens français, notamment pour apporter leur soutien à Geoffroy Didier, rapporteur dans la commission JURI. Contacté, Geoffroy Didier n’a pas répondu à nos demandes d’interviews.

Sur le site du ministère de l'Économie, le texte qui introduit les notions de DMA et le DSA scande sans détour : « Mettre fin à l’irresponsabilité des grandes plateformes du numérique », laissant peu de doute à la position du gouvernement sur le sujet.

Selon la même source, on retrouve aussi « la même dynamique qui s’était mise en place pendant les débats sur la directive sur le droit d'auteur de 2019 ». A l’époque, « l'Elysée avait fait du lobbying en faveur des éditeurs de presse » et aujourd’hui sur le DSA, c’est le « même réseau de députés français qui essaient à nouveau d’obtenir des règles aussi favorables que possible pour les éditeurs français. »

C'est un scénario que deux autres sources confirment à Numerama. L’une d’elles ne peut s’empêcher de pointer « la schizophrénie » du gouvernement français en matière de lutte contre la désinformation. « Emmanuel Macron, en 2017, n’a pas hésité à qualifier Russia Today et Sputnik d’organes de propagande, et aujourd’hui son gouvernement œuvre pour leur offrir un blanc-seing. »

« Ils sont prêts à protéger tous les acteurs de la désinformation pour que les éditeurs français en tirent des bénéfices », résume la première source. Si les éditeurs peuvent imaginer tirer un bénéfice d’une exemption des médias des règles de modération des plateformes, elle pénalisera inévitablement tous les acteurs qui luttent contre les campagnes de désinformation et les opérations d’influence étrangères.

Dans ces acteurs, on trouve la nouvelle agence de lutte contre les manipulations de l’information venant de l’étranger,  target="_blank" rel="noopener">Viginum, née de la volonté d’Emmanuel Macron de protéger la France des attaques informationnelles.