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« Perdre Twitter, c’est perdre son travail » : les travailleuses du sexe s’inquiètent d’une vague de censure

Des centaines de travailleurs et travailleuses du sexe ont vu leurs comptes Twitter suspendus ces derniers jours. Ils et elles craignent désormais pour leur travail, ainsi que pour leur sécurité. Numerama leur a parlé.

Depuis quelques jours, la panique a gagné la communauté des travailleurs et travailleuses du sexe sur Twitter. Leurs comptes ont été subitement suspendus par le réseau social. Ce revirement, venu d'une plateforme considérée comme assez ouverte jusqu'à présent, a fait craindre que Twitter ne devienne le « nouveau Tumblr ». Ce dernier avait décidé de bannir les contenus de nudité de sa plateforme fin 2018... avant de plonger dans l'oubli.

Perdre son compte, c'est perdre ses clients

Elsie Banks, une militante pour les droits LGBT et ceux des travailleurs et travailleuses du sexe a alerté sur Twitter des suspensions de comptes massives effectuées par le réseau social.

Sur son compte rebaptisé « Let sex workers survive » (laissez les travailleuses du sexe survivre), elle a écrit le 20 septembre : « Les travailleuses du sexe sont privées de leurs comptes. C'est terrifiant pour ceux et celles qui ont déjà peur qu'il y ait plus de censure en réponse au SESTA / FOSTA [des textes de loi qui visaient à limiter le trafic humain notamment sexuel aux États-Unis, nldr]. » « Twitter est une plateforme sur laquelle beaucoup trouvent leurs clients », a-t-elle ajouté.

https://twitter.com/Notsuperintoit/status/1174831222423318528

Contactée, Elsie Banks nous a renvoyés vers son billet publié sur Medium« C'est un revirement terrifiant qu'a opéré Twitter, étant donné qu'il s'agit de l'une des dernières plateformes ouvertes aux travailleurs et travailleuses du sexe », a-t-elle écrit. Elle explique que la nouvelle a fait naître ou renaître des angoisses importantes de la part de la communauté. « Pour un nombre incalculable de personnes, perdre Twitter, c'est perdre son travail », ajoute la militante.

Mrs. Hell* exerce en Europe une activité de « dominatrice financière » -- une pratique sexuelle où l'excitation repose sur le fait de donner une somme d'argent à son partenaire, sans forcément obtenir de services jugés suffisants en retour. Son compte contenait des images légèrement dénudées, d'elle en sous-vêtements. Elle a pu le récupérer en quelques jours, mais elle nous précise par écrit que « beaucoup de femmes et d'hommes qui avaient des contenus pornographiques ont perdu la main sur le compte, sans la possibilité de la reprendre ». Elle indique à Numerama que c'est sur Twitter qu'elle fait la promotion de son site et qu'elle trouve ses clients.

Des milliers de comptes concernés ?

N'jaila Rhee est journaliste, autrice du blog Blasian Bitch, podcasteuse et travailleuse du sexe. Elle aussi a vu son compte principal bloqué il y a quelques jours.

« J'étais à une conférence en faveur de la dé-criminalisation du travail du sexe à New York. Je faisais un live-tweet et tout à coup, je me suis rendu compte que mes tweets ne se publiaient plus », raconte-t-elle à Numerama. Peu après, son compte a été bloqué. Elle n'a reçu aucun avertissement, aucune explication. Elle a demandé à Twitter qui lui a répondu que son compte semblait avoir une activité « suspecte ». La journaliste a demandé plus de détails, sans succès malgré une vingtaine de messages envoyés. Ce n'est que lorsque des organisations de défense des droits ont demandé publiquement à Twitter d'agir que l'entreprise aurait répondu en lui permettant de débloquer son compte.

« Twitter a toujours eu une relation particulière avec les travailleurs et travailleuses du sexe, se souvient N'jaila Rhee. Mais si certaines parmi nous avaient déjà vu leurs comptes suspendus, ça n'avait jamais été aussi massif. »

Amberly Rothfield, conseillère en stratégie marketing pour des travailleurs et travailleuses du sexe, le confirme. Son compte secondaire a été suspendu il y a quelques jours. Lorsqu'on lui demande si le phénomène a touché beaucoup de personnes, elle raconte avoir perdu environ 500 abonnés d'un seul coup, sur son compte principal, où elle est beaucoup suivie. « D'après les informations que j'ai, explique-t-elle, ça aurait touché environ 5 000 personnes en tout ». Elle ne voit aucune raison valable qui puisse expliquer la décision de Twitter. Dans un mail, la firme lui a expliqué « qu'[elle] avait gagné trop d'abonnés » récemment. Mais elle l'attribue au succès d'un livre sur le travail du sexe qu'elle vend, selon elle très bien, depuis quelques mois. « Ils ont dit que c'était une erreur », ajoute-t-elle.

Twitter va-t-il devenir le nouveau Tumblr ?

Pour Mrs. Hell, l'objectif serait clair : « Twitter veut gentiment se débarrasser de toutes sortes de personnes qui travaillent dans le cadre du domaine sexuel ». « [Ils] veulent que la plateforme devienne entièrement  'adaptée aux familles', regrette-t-elle, comme Tumblr et Instagram ».

Les plateformes qui acceptent les photos de nudité volontaire ou autres contenus sexuellement explicites ne sont plus nombreuses. Sur YouTube, il est interdit de publier de telles vidéos. Sur Facebook et Instagram, même un téton féminin ou une peinture représentant une vulve peuvent poser problème et être supprimés. Quant à Snapchat, il est possible de publier des photos de nus, mais les contenus sont éphémères. Le résultat en termes de communications ne sera donc pas le même.

Jusqu'à l'année dernière, il y avait encore deux plateformes adaptées à ces contenus : Twitter et Tumblr.

Tout a basculé le mois de décembre 2018, lorsque Tumblr a annoncé qu'il bannirait bientôt les images et autres contenus en rapport avec la sexualité ou la nudité, qu’ils soient artistiques ou pornographiques. Cette annonce, comme on vous l'expliquait à l'époque, avait fait des remous dans certaines communautés. Tumblr était considéré par elles comme l'un des « derniers espaces sans jugement du Web ». Des personnes adeptes de pratiques sexuelles peu répandues, des personnes LGBT ou encore des actrices pornographiques nous racontaient qu'elles pouvaient parler plus librement sur ce site qu'ailleurs. Certaines s'en servaient même comme d'un support de communication, pour trouver des clients par exemple dans le cas de travailleurs et travailleuses du sexe.

Twitter, de son côté, a également durci ses règles. « Ces deux dernières années, regrette Elsie Banks, il y a eu des changements dans les conditions d'utilisation [de Twitter] ».

En mars 2019, la plateforme a ajouté à ses conditions d'utilisation sur la violence et les contenus haineux l'interdiction d'utiliser des contenus pour adultes dans sa photo de profil, sa bannière ou des vidéos en direct. « Vous ne pouvez pas inclure du contenu pour adulte dans des espaces très visibles sur Twitter », ajoute la plateforme qui stipule dans un autre volet de ses règles que tous les contenus purement pornographiques ou « qui visent à provoquer une excitation sexuelle » seraient interdits car considérés comme sensibles.

Dans ses règles finalement assez peu claires, voire contradictoires, la plateforme met aussi en garde : « Les comptes qui publient des contenus sensibles pourront être suspendus de manière permanente.»

Ce serait, pour Elsie Banks, une conséquence des projets SESTA et FOSTA, devenus des lois en 2018. Ces textes sont, à l'origine, supposés aider à la lutte contre le trafic humain, notamment le trafic sexuel. Mais ils auraient aussi des effets pervers sur les travailleuses du sexe, car des confusions entre le trafic subi et des relations tarifées consenties seraient légion, d'après elle.

Des travailleuses du sexe craignent pour leur sécurité

Elsie Banks ajoute que des problèmes de sécurité se posent également concernant Twitter. Pour reprendre la main sur leur compte, les utilisateurs et utilisatrices ont dû renseigner leur numéro de téléphone (comme c'est désormais le processus officiel). Cette méthode est souvent utilisée par les plateformes pour vérifier une identité. Mais il s'agit d'information sensibles, d'autant plus pour les communautés concernées. « Pour les personnes racisées et travailleuses transgenres, le risque de violences est toujours plus fort que pour d'autres types de population, justifie Elsie Banks. Elles ne fournissent pas d'informations comme leur vrai nom ou numéro de téléphone, justement pour se protéger. » Le numéro n'est pas public. Contacté par Numerama, Twitter n'a pas encore réagi et n'a donc pas pu nous indiquer pourquoi le numéro de téléphone est désormais requis obligatoirement pour récupérer un compte.

Amberly Rothfield précise qu'il est arrivé par le passé que Twitter confonde des comptes avec ceux de bots, et qu'il faille envoyer un mail pour le récupérer. Elle nous assure que c'est en revanche la première fois que la plateforme oblige les utilisateurs à donner leur numéro de téléphone pour vérifier qu'ils sont une vraie personne. Cela lui semble d'autant plus absurde que sur son compte, elle avait mis en place un système de double authentification. À chaque connexion, elle devait renseigner un code reçu sur son numéro de téléphone.

N'jaila Rhee confirme qu'il existe un risque à donner son numéro. Lorsque le réseau social lui a demandé le sien, elle nous explique qu'elle aurait préféré valider son compte grâce à son simple email. On ne lui a finalement pas laissé le choix. Elle a dû donner son nouveau numéro personnel. « En ce moment je cherche du travail, je donne mon numéro à de potentiels employeurs. S'il y a une faille un jour et que nos numéros fuitent, ils pourront vite faire le lien », craint-elle depuis.

Elle ajoute qu'elle et ses consœurs et confrères sont régulièrement la cible de harcèlement et d'insultes sur les réseaux sociaux. Des clients peuvent également se montrer menaçants. « J'ai bloqué des centaines de comptes qui s'en prenaient aux travailleurs et travailleuses du sexe », témoigne-t-elle. Elle se souvient d'un « troll » que Twitter avait réprimandé, mais c'est elle qui a dû bloquer ou masquer tous les autres comptes, faute d'action de la plateforme.

Pour elle, si Twitter se met à bloquer les comptes de ses collègues, « les misogynes, transphobes et globalement les gens mal intentionnés obtiendront ce qu'ils ont toujours cherché. » « On sera silencieux, donc isolés et donc, plus vulnérables », précise l'autrice de Blasian Bytch.

Twitter est-il hypocrite ?

Elsie Banks dénonce aujourd'hui l'ambivalence de Twitter. La semaine précédente, un film réalisé par Jennifer Lopez, Hustler, a été largement promu sur la plateforme grâce à des publications sponsorisées. Il raconte l'histoire de stripteaseuses, mais a été mal reçu par la communauté des personnes qui exercent ce métier, notamment à cause des conditions de tournage comme le raconte le Rolling Stone.  Des danseuses qui ont accepté de jouer dans le film auraient également perçu des salaires bien moindres que ce qu'elles auraient perçu en tant qu'actrices. L'écart de traitement entre ce film critiqué par une partie de la communauté et les travailleurs du sexe de la « vie réelle » par Twitter illustrerait à lui seul l'hypocrisie du site à l'oiseau bleu.

Le réseau social ne s'est pas encore exprimé publiquement sur le sujet.

Tumblr avait payé très cher le durcissement de ses règles en matière de nudité. Quelques mois après avoir annoncé ce changement, la plateforme perdait une partie non négligeable de son trafic. D'après les analyses de SimilarWeb, entre décembre et février, le nombre de visites sur le site avait chuté de 30 %, passant de 521 millions de visites mensuelles à 369 millions.

*Il s'agit de pseudonymes utilisés pour garantir l'anonymat des personnes concernées.