Le procès Amber Heard vs. Johnny Depp a montré combien le web pouvait être segmenté, nous renforçant dans une vision biaisée des faits. C’est ce que nous explorons dans la newsletter #Règle30 de cette semaine, dont cet édito est extrait.

Internet ne sait pas trop si je suis une fille ou un garçon. Ma théorie est que je perturbe les algorithmes de recommandation par mes intérêts jugés comme trop masculins. Quand je prépare un article sur le milieu de la crypto ou que je me renseigne sur une configuration de PC à monter, mes fils d’actualité se remplissent de pubs ou de contenus vantant des rasoirs ou des programmes sportifs pour prendre du muscle. En revanche, quand je m’achète du maquillage ou des vêtements, on me vante les mérites de tests de grossesse ou on me propose des vidéos pour perdre du poids.

Parce que la tech appartient à tout le monde

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Cela paraît un peu caricatural, mais nous expérimentons tous et toute une version segmentée du web, qu’on le réalise ou non. La journaliste américaine Rebecca Jennings a récemment proposé son propre concept en la matière : le Girl Internet et le Boy Internet. Selon elle, le Girl Internet n’est pas forcément fréquenté que par des femmes, et le Boy Internet par des hommes. Mais, il s’agit de deux cultures en ligne spécifiques, qui se rencontrent rarement. Et si, dans l’imaginaire collectif, internet appartient aux hommes, « c’est sur le Girl Internet que toutes les choses importantes ont lieu », note la journaliste. 

« C’est là que les cultures naissent, que les normes sociales sont débattues, que les esthétiques sont adoubées et que l’argot du web est façonné. C’est là que des fandoms à la puissance inimaginable s’affrontent et provoquent des explosions qui ont des conséquences pour le reste du monde.» Je trouve cette réflexion intéressante, même si elle doit être nuancée : le Girl Internet d’une femme noire et/ou lesbienne de 25 ans sera probablement différent de celui d’une quincagénaire blanche et hétérosexuelle. Cependant, il s’agit d’une métaphore efficace pour prendre conscience des frontières invisibles du web, sur lesquelles nous n’avons pas forcément de contrôle. Quand on se trouve d’un côté de la barrière, il est facile d’oublier qu’il existe des gens derrière.

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L’affaire Heard / Depp est un exemple de la segmentation du web

J’y ai repensé en visionnant cet excellent documentaire sur le traitement de l’affaire Amber Heard/Johnny Depp, que je vous recommande vraiment de regarder. Cette histoire est un exemple terrible de la segmentation du web.

D’un côté, des communautés masculinistes en ligne (le coin le plus extrême du Boy Internet, donc) qui ont fait de l’actrice Amber Heard une cible à abattre pour s’attaquer à l’influence du mouvement #MeToo. De l’autre, un sujet que l’on a trop longtemps considéré comme people, donc boudé par les médias traditionnels, comme le remarque très justement l’une des intervenantes du documentaire, ma consœur Constance Vilanova. Le résultat, c’est une campagne de harcèlement violemment misogyne et une opération massive de manipulation de l’opinion, dont les conséquences risquent d’être terribles pour les victimes de violences conjugales et les femmes en général dans les années à venir.

Moi, c’est par le Girl Internet que j’ai d’abord entendu parler de cette affaire. Mon fil TikTok a soudainement été envahi de contenus pro-Depp, souvent réalisés par des jeunes femmes qui faisaient des blagues sur le procès (exemple particulièrement choquant : un faux karaoké sur le témoignage de viol d’Amber Heard). Des jeunes garçons ont, eux, été exposés à des vidéos réalisées par des masculinistes, potentiellement radicalisés sans que leurs proches le réalisent. « Si vous avez un garçon adolescent à la maison, je vous recommande de vous intéresser à ce qu’il regarde en ligne », avertit à juste titre Brianna Wu dans le documentaire, développeuse de jeu vidéo et l’une des premières victimes du Gamergate.

Et puis il y a les gens qui n’ont rien vu du tout. « On n’a pas forcément suivi de près, à gauche, en France, tout ce qui s’est passé autour de ce procès », admet l’auteur et vidéaste Usul sur Twitter. « Quand on suit l’actualité féministe ou les débats de l’extrême droite sur les réseaux, on ne pouvait pas y échapper. Mais pour beaucoup c’était vulgaire, trop américain, trop YouTube…» Autrement dit, la segmentation du web est algorithmique et humaine. Si on a ignoré l’affaire Depp/Heard, ce n’est pas seulement parce qu’on n’était pas du bon côté de YouTube ou de TikTok, mais aussi par snobisme, mépris de classe et sexisme. On a volontairement respecté les frontières. Qu’est-ce qu’on regarde sur internet, et qu’est-ce qu’on refuse d’y voir ?

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