Des gros youtubeurs ont été récemment critiqués pour avoir obtenu des subventions du CNC alors qu’ils étaient eux-mêmes membres de la Commission. Ces reproches ont permis de mettre en lumière une problématique plus large sur les conditions d’attribution des subventions par le CNC, qui récompense les petits comme les très gros. Faut-il réserver les aides du CNC aux petits youtubeurs ?

Il a suffi d’un message d’un compte Twitter anonyme pour que de nombreux internautes commencent soudain à s’interroger sur la manière dont sont attribuées les aides aux créateurs de vidéos sur Internet du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) depuis octobre 2017.

En cause : des subventions qu’a touchées le célèbre youtubeur Cyprien, alors qu’il appartient lui-même à la commission consultative qui décide de l’attribution ou non de ces aides.

Pour comprendre cette affaire, il faut d’abord s’intéresser à la manière dont les aides du CNC sont attribuées aux vidéastes. Notons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’argent issu désolé impôts aux particuliers, le CNC étant sous tutelle du ministère de la Culture, mais recevant de l’argent de différentes redevancesNetflix contribue par exemple à son financement.

Depuis un an environ, les vidéastes sur YouTube peuvent postuler pour toucher des subventions. Pour cela, ils doivent soumettre un dossier — disons-le assez fastidieux –, qui sera examiné par une commission. La commission se réunit cinq fois par an, et est composée de 9 membres, plus un président, l’artiste JR. Si un membre est absent ou ne souhaite pas participer à une commission pour une raison ou une autre, il peut être remplacé par un suppléant.

En un an, plus de 75 créateurs ont été récompensés.

De nombreux liens entre les membres de la Commission et les lauréats

Cyprien Iov fait partie des membres permanents depuis les débuts de la Commission. Il a touché des aides à deux reprises, selon les documents du CNC : 50 000 euros le 22 juin, et 10 000 euros le 4 décembre. Il n’est pas le seul à être dans ce cas. Ina Mihalache, plus connue sous le pseudonyme Solange Te Parle, a touché 50 000 euros le 24 avril.

Ni Cyprien Iov ni Ina Mihalache n’étaient dans le jury le jour où des subventions leur ont été attribuées. Mais ils font tous les deux partie des membres permanents.

D’autres liens, plus éloignés cette fois, ont également été pointés du doigt : des membres du jury avaient collaboré par le passé avec les lauréats du CNC. Ils ont parfois travaillé dans les mêmes studios de production, et certains sont amis. Par exemple :

  • D’anciens membres de Golden Moustache comme Florent Bernard (FloBer, qui a réagi sur Twitter) étaient dans la commission lorsque le collectif Golden Moustache a reçu 10 000 euros de subventions, ou lorsque l’un de leurs membres, Nicolas Berno, a été sélectionné.
  • Cyprien Iov et Julien Ménielle ont tourné des vidéos ensemble. Cyprien Iov a également réalisé des miniatures pour les vidéos de Julien Ménielle. Lorsque ce dernier a perçu 50 000 euros pour sa chaîne Dans Ton Corps le 19 mars 2018, Cyprien faisait partie du jury.
  • Julien Josselin a remplacé un membre du jury le 4 décembre 2017, jour où Amaury et Quentin (rattachés aux studios Wink Studios et Golden Moustache) ont décroché 15 000 euros de subventions. S’il travaille pour plusieurs boîtes de production en indépendant et qu’il collaborait avec Studio Bagel ce mois de décembre, il a ponctuellement réalisé des vidéos avec Golden Moustache, avant et après le 4 décembre – ce qui, dans un milieu relativement restreint comme YouTube, n’est finalement pas si surprenant.
Ici, les membres (permanents et ponctuels, ainsi que d'ex-membres comme FloBer) du collectif Golden Moustache. Encadrés par Numerama, Amaury et Quentin et Julien Josselin. // Source : Capture d'écran / Golden Moustache

Ici, les membres (permanents et ponctuels, ainsi que d'ex-membres comme FloBer) du collectif Golden Moustache. Encadrés par Numerama, Amaury et Quentin et Julien Josselin.

Source : Capture d'écran / Golden Moustache

Y a-t-il conflit d’intérêts ?

Des internautes ont parlé de « conflit d’intérêt », ce qui est proscrit dans le cadre de l’attribution des aides au CNC. L’organisme est une administration, et dépend donc de lois très strictes, comme il nous l’a expliqué au téléphone.

La loi en question date de 2015, et est consultable sur le site Legifrance. Elle indique qu’est considéré comme conflit d’intérêts : le fait qu’un membre de commission ait été contacté par une personne en vue de donner une issue favorable à son dossier, ou le fait qu’un membre qui prenne part aux délibérations ait « un intérêt personnel à l’affaire ».

« Si on interdisait aux vidéastes qui appartiennent à la Commission de postuler à des aides, on n’aurait plus personne pour y siéger »

Ces termes étant très peu précis, nous avons demandé au CNC de trancher sur le cas de Cyprien Iov. On nous a alors indiqué qu’il y aurait conflit d’intérêt « uniquement s’il avait été membre de la commission lorsque des aides lui ont été attribuées ». Et de préciser : « Si on interdisait aux vidéastes qui appartiennent à la Commission de postuler à des aides, on n’aurait plus personne pour y siéger ».

Cyprien se défend

Cyprien de son côté, nous a répondu par mail : « Effectivement, si je dépose un dossier (car je suis un producteur de vidéo sur internet) je ne suis pas présent lors de la Commission. On est 3 créateurs à être dans la commission (Flober, Solange te parle et moi-même), car le CNC voulait des membres actifs dans le milieu pour étudier les dossiers. »

La commission fait très attention à ne pas accorder de « laissez-passer »

Il a ensuite ajouté : « Je ne sais pas qui [dans la commission] a dit quoi sur mon dossier (…) Et toute la commission fait très attention à ne pas accorder de ‘laissez-passer’ en fonction des projets. Ils sont seulement jugés sur des critères précis et si un membre a un lien quelconque avec un déposant, il ne participe pas au débat. »

Une logique qu’il n’a pourtant pas appliquée à lui-même : le youtubeur a participé, comme nous l’avons montré plus haut, à la Commission qui a attribué les 50 000 euros à sa bonne connaissance Julien Ménielle.

Cyprien Iov tient à préciser « que les tweets [à l’origine de la controverse] proviennent d’utilisateurs du forum jeuxvideo.com qui visent à [le] discréditer ». Les messages en questions ont en effet été postés par un compte Twitter anonyme qui reprend les codes du controversé forum 18-25 ans, un lieu où certains internautes s’organisent pour réaliser des raids contre des célébrités, et surtout des femmes.

Quant à Julien Josselin, il rappelle à Numerama n’avoir jamais « occupé de poste » ou « fait partie » de Golden Moustache. «Je n’ai fait que bosser pour eux pour mes projets ou en tant que comédien ou auteur de façon ponctuelle. Donc il n’y a pas de conflit d’intérêt car le fait qu’Amaury et Quentin obtiennent l’aide n’a aucun impact sur moi et mes « intérêts » ».

Restent des questionnements moraux dans l’attribution des subventions par le CNC. Est-il logique que des gros youtubeurs puissent profiter des aides du CNC ? Et sont-ils favorisés de par leur poids dans le milieu ?

Comment se fait-il que d’aussi gros youtubeurs touchent des aides ?

Cyprien Iov et le collectif Golden Moustache, qui ont touché les aides du CNC, comptent parmi les plus importants vidéastes français. Selon Les Échos, le premier touchait en 2016 environ 360 000 euros. BFM Business avait aussi parlé de bonus de plusieurs millions, la même année. Ces chiffres n’ont jamais été confirmés par l’intéressé, mais ils sont à l’origine des interrogations des internautes : un vidéaste qui gagne (très bien) sa vie grâce à ses vidéos a-t-il vraiment besoin de l’argent du CNC ? L’organisme aurait-il dû limiter les inscriptions à des petites chaînes ?

Il est indéniable, comme le souligne Cyprien Iov, que certains projets sont très chers à financer : « Je rappelle que l’aide demandée ne peut pas représenter + de 50% du budget du projet. Donc si quelqu’un demande 10.000 euros, ça veut dire que son projet coûte au moins 20.000 euros et donc trouver le reste de la somme, souvent en autofinancement. »

Cet argent, rappelle-t-il, ne peut servir qu’au projet en question : impossible par exemple de l’utiliser pour s’offrir des vacances, ou autre.

« C’est comme ça que fonctionne le CNC depuis 1947 »

Concrètement, les règles du CNC n’empêchent absolument pas un « gros » youtubeur de postuler : aucune limite en ce sens n’a été posée. C’est également le cas pour toutes les autres aides du CNC, qui nous rappelle au téléphone donner des aides à des scénaristes comme Luc Besson, sans que ça ne « dérange personne ». « C’est comme ça que fonctionne le CNC depuis 1947 », nous dit-on.

Cyprien Iov dira aussi : « Ce qui me dérange c’est que tout soit remis en cause seulement, car c’est moi qui ai déposé un dossier. Ça arrive souvent dans le cinéma ou le jeu vidéo et personne n’en parle ». Des pratiques similaires avaient déjà été pointées du doigt par GameKult.

Je suis un.e petit.e vidéaste : c’est foutu pour moi ?

Un petit vidéaste peut postuler aux subventions du CNC, à condition de remplir certaines conditions… Donc certaines limitent largement l’émergence de toutes petites chaînes, comme le fait qu’il faille 10 000 abonnés — ce qui n’est pas rien —, sauf si le ou la vidéaste a participé à un concours ou un festival agréé par le CNC, nous explique l’association Les Internettes, qui promeut les femmes vidéastes.

Pour espérer candidater à certaines de ces bourses, il faut également disposer un statut d’autoentrepreneur, ou être rattaché à une boîte de production, nous précise le vidéaste de la chaîne Techniques Spatiales. Pour lui, il sera donc impossible de prétendre certaines aides pour le moment, malgré ses 29 000 abonnés. L’«aide à la création » lui est en revanche accessible.

Je ne sais pas si un youtubeur sans Network est capable de postuler. 

L’homme derrière la chaîne La Critique Masquée, qui a déposé un dossier et n’a finalement pas été sélectionné, nous indique avoir quant à lui trouvé la procédure « hyper accessible »… jusqu’au moment « très délicat » où il faut « décortiquer et justifier le budget ». « On fait des vidéos dans notre chambre avec les moyens du bord et d’un coup on nous demande d’inclure les postes des équipes avec les salaires par jours », regrette-t-il.

Avant d’ajouter : « Il est logique de demander comment l’argent va être utilisé. Mais la manière dont c’est demandé implique forcément un directeur de production pour fournir un devis crédible… Et je ne sais pas si un youtubeur sans Network [groupement de vidéastes, nldr] est capable de fournir ceci. »

Il convient de noter que les chaînes récompensées oscillent majoritairement entre 10 000 et 100 000 abonnés — ceux qui en ont plus sont minoritaires parmi les lauréats. Une petite chaîne à 1 700 abonnés a même gagné 10 000 euros le 19 mars.

Faut-il réserver les aides du CNC aux moins connus ?

C’est pour ces belles histoires que Marie Camier Théron, cofondatrice et trésorière des Internettes, estime qu’il ne faut absolument pas supprimer ce coup de pouce du CNC :  « Il est vraiment important que cela existe, car c’est la seule aide d’État qui puisse aider les petit.e.s vidéastes, notamment ceux qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas (pour des soucis d’indépendance), recourir aux publicités ou placements de produits. »

« On connaît quelques créatrices qui ont pu développer leur chaîne grâce à ces aides, comme Passé Sauvage. Et pour l’instant, contrairement à ce qu’on peut entendre, on n’a encore jamais eu de retour comme quoi une créatrice aurait été défavorisée par rapport à un gros vidéaste. »

Pour l’association, dont la coprésidente est membre suppléante de la Commission du CNC, il faudrait surtout s’attacher à abaisser des barrières qui empêchent des vidéastes de postuler : le nombre des 10 000, mais aussi… l’autocensure des youtubeurs et youtubeuses, qui n’osent pas postuler.

Pourquoi de nombreux gros youtubeurs ont-ils reçu des subventions ? « Déjà, parce qu’ils postulent… », s’est-on entendus répondre de la part du CNC, sous-entendant que le nombre de dossiers était encore faible. Peut-être, justement, à cause de toutes les barrières qui se dressent entre les candidats potentiels et les aides.

Selon Cyprien Iov, environ une quarantaine de projets seraient étudiés à chaque commission, pour un tiers récompensé.


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