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Richard Stallman : « Plus rien ne me fait rêver dans la technologie »

Entretien avec Richard Stallman, l'inventeur du logiciel libre, résolument attaché aux libertés et au combat contre toutes les technologies qu'il juge « oppressives ».

Ce n'est pas tous les jours que l'on a rendez-vous avec un homme qui a changé le monde. Richard Stallman est de ceux-là. En 1983, alors que les questionnements les plus fondamentaux de mon existence tournaient encore autour de mes animaux en peluche, "rms" inventait le logiciel libre. On a raconté mille fois l'histoire.

Fâché de découvrir que Xerox l'empêchait de corriger lui-même le pilote de l'imprimante défectueuse de son laboratoire de recherche, Stallman décidait que plus jamais il ne laisserait quiconque le priver du droit de contrôler son propre environnement informatique. Il décidait alors de lancer le projet du système d'exploitation GNU, auquel est venu se greffer le noyau Linux (d'où le « GNU/Linux » qu'il convient de dire), et surtout sa licence GPL qui assure une informatique libre. Il créait aussi la Free Software Foundation (FSF) pour diffuser la bonne parole et défendre le « logiciel libre » face à l'inacceptable « logiciel privateur ».

Plus de trente ans plus tard, c'est toujours avec la même passion que l'homme à la barbe touffue et aux cheveux longs, intègre voire intégriste, défend la liberté des utilisateurs et des développeurs, autant que la sienne. C'est donc au fablab Plateforme C de Nantes que l'inventeur de la liberté informatique me donne naturellement rendez-vous.

Là bas, sur le bord de la Loire, dans les usines réaffectées des anciens chantiers navals, les équipes de l'association PING se basent exclusivement sur des logiciels libres pour piloter les machines qui permettent aux membres de fabriquer leurs propres objets, dont ils diffusent les plans et les améliorations sur un wiki dédié. Une machine de découpe laser importée de Chine a un firmware propriétaire (pardon, « privateur ») ? Le circuit électronique est immédiatement remplacé par une version libre. Besoin d'une grande fraiseuse à commande numérique ? Elle est faite maison, et la conception est partagée. Une imprimante 3D ? Surtout pas de machines MakerBot, mais uniquement du RepRap.

fusee

Dans ce lieu, Richard Stallman sera donc chez lui. Néanmoins, l'atmosphère est tendue avant son arrivée. Le soir, le très respecté libriste doit donner une conférence dans une école d'architecture. Sa venue est gratuite, mais le bruit court qu'il aurait communiqué aux organisateurs une très, très longue liste d'exigences et de préconisations (une vingtaine de pages imprimées, dit-on), allant de la température de sa chambre à la nourriture qu'il aime ou n'aime pas, en passant par ses goûts décoratifs. « Tu as rendez-vous avec Sa Majesté ? », me demandent certains en grinçant des dents. D'autres l'appellent « la Diva ». Dans ce temple, on ne vénère pas.

Richard Stallman finit par arriver, aussi simple qu'on l'imagine. Les présentations sont rapidement faites. Un incident diplomatique évité de justesse grâce à un thermos qui remplacera la théière demandée, et nous pouvons enfin passer dans une arrière salle, et tenter de parler entre deux bruits de coupe à la scie circulaire. La besogne étant prévue à l'agenda, il faut bien. Je sens la défiance. Richard Stallman est sur la défensive. Chaque minute de sa vie publique est un combat.

Mais pour quoi se bat-il, au fond ? Le logiciel libre, ou quelque chose de plus fondamental encore ?

« Je viens présenter une conférence sur le flicage général et la menace contre la démocratie. Pas directement par les états, mais par n'importe qui, pour l'État. Maintenant que la France a éliminé toutes protections, toute accumulation de données personnelles est disponible pour l'État. C'est un danger pour la démocratie », résume-t-il. Mais pas question d'y voir son nouveau combat, ni même son principal combat, lassé qu'il serait de répéter sans cesse les mêmes choses contre les logiciels privateurs.

« Quelle idée absurde ! », lâche-t-il lorsque l'on évoque l'hypothèse, vécue comme un affront. « Est-ce que vous croyez que j'aurais abandonné le mouvement du logiciel libre ? ». Aussitôt, je suis sèchement recadré. 

Stallman défend sa liberté jusque dans les questions qu'on lui pose. « Votre manière de poser les questions suppose une réponse, et donc m'impose l'obligation de le nier. Prière de faire l'effort de ne pas le faire comme ça. Prière de laisser les possibilités ouvertes, et je pourrai répondre avec ce qui est vrai ». Ce sera sa seule véhémence à mon encontre, déstabilisante sur le moment. Sa Majesté a frappé. Rétrospectivement, la charge était bénéfique. Le Sage avait parlé. Il m'a obligé plus que jamais à peser chaque mot de mes questions, pour ouvrir le champ d'une discussion plus profonde.

Allergique au « flicage », dont le mot revient sans cesse dans ses réponses, Richard Stallman voue un culte à sa liberté. Elle transperce tout son discours.

La valeur reste très au dessus de sa passion pour l'informatique, qui ne l'enchante plus. « Plus rien ne me fait rêver dans la technologie », me confie-t-il sans aucune hésitation. « J'ai peur des avancées techniques. Parce que je sais que sous la ploutocratie, la tendance est que chaque changement technique amène des injustices et de l'oppression. Par exemple, à plus de flicage ».

Par exemple, l'intelligence artificielle reflétée par des assistants comme Cortana, Siri ou Google Now. « Pour l'instant c'est complètement injuste, parce qu'elle s'offre comme un service. Il ne faut jamais utiliser un service géré par un autre pour faire ton informatique propre à toi. Le problème c'est que les entreprises qui les développent ne publient pas le code. Ils gardent les programmes, ils ne distribuent ni le code source ni le code exécutable. Ils s'exécutent directement sous le contrôle du propriétaire. Les utilisateurs doivent envoyer toutes leurs données personnelles à traiter. Ça flique ».

Un changement politique pour une technologie libératrice

Pour se remettre à rêver, « il faut un changement politique dans notre société », analyse-t-il. « Il faut enlever le pouvoir des entreprises et des riches. Il faut leur ôter le pouvoir de bloquer les lois qui sont nécessaires, mais incommodes pour eux. Il faut détruire le pouvoir des banques ». Sous un autre système politique, « qui respecterait et protégerait les libertés, les nouvelles technologies n'auraient pas la tendance à opprimer ».

La veille, Richard Stallman était en Grèce, où il voit des « politiques économiques calculées pour imposer toujours plus de pauvreté ».

Néanmoins, l'inventeur du logiciel libre n'est pas un révolutionnaire. Il veut encore croire au capitalisme, et à la démocratie élective. Changer l'élection pour un tirage au sort, comme c'est parfois suggéré, « c'est idiot », en tout cas trop risqué. « Il faut ajouter de la démocratie directe. Je trouve que le système suisse doit être un modèle, il fonctionne nettement mieux. Voilà un système capable de fonctionner. Je ne comprends pas pourquoi tant de gens imaginent que la pure démocratie directe serait la solution ».

Pour les primaires aux États-Unis, Stallman espère donc voir Bernie Sanders triompher. « Il y a quarante ans, les USA avaient du capitalisme, et de la démocratie. Maintenant, il n'y a plus de démocratie, il y a de la ploutocratie. Je suis certain qu'il fera tout son possible pour réparer ça ».

Ni téléphone ni carte bleue

Refusant toute technologie qui traque, Richard Stallman rejette donc les téléphones mobiles (même sous Firefox OS), et ne paye presque jamais par carte bancaire. « J'ai une carte que j'utilise uniquement pour réserver mes billets d'avion. Sinon, je paye en liquide. Si je louais une voiture, j'utiliserais ma carte de crédit, seulement parce que les loueurs exigent de voir le permis de conduire, et donc de voir mon identité. Donc dans ce cas, c'est inutile de refuser de payer par une carte. Mais pour acheter des produits, je le fais uniquement anonymement ».

« Pour moi ce n'est pas un sacrifice. C'est le refus de me rendre à l'injustice, c'est le refus d'être maltraité. Pour moi, accepter le flicage serait le sacrifice. Le refuser, c'est mon devoir de citoyen. Et puis l'idée d'être suivi partout et écouté partout est horrible, odieuse ».

Quand il navigue sur internet avec son ordinateur portable, Stallman passe donc toujours par une méthode d'anonymisation. « Le réseau Tor a mon adresse IP, mais ça ne change rien. Les sites auxquels je me connecte n'ont pas mon adresse IP, jamais ».

Comment, donc, ce grand défenseur des libertés fondamentales sur internet voit-il l'opposition d'Apple au gouvernement américain, dans l'affaire des données chiffrées sur les iPhone ? « Dans un seul cas Apple a fait vraiment protéger les droits de ses utilisateurs. Si c'était la seule chose qu'Apple a fait dans son existence, j'admirerais Apple. Mais c'est l'exception, et toujours aujourd'hui, Apple a l'habitude d'opprimer les gens ».

De fait, le jour de notre entretien, Apple annonçait le retrait du support de Quicktime sous Windows, donc l'arrêt des corrections des failles de sécurité. « L'injustice ne se trouve pas dans la décision d'arrêter le support, mais plutôt dans la pratique de le faire privateur, d'empêcher les utilisateurs de faire ce travail eux-mêmes. Ça a toujours été injuste, mais maintenant une autre mauvaise conséquence apparaît, et donc les utilisateurs seront obligés pour leur sécurité contre les tiers, d'arrêter d'utiliser ce programme ».

[floating-quote float="right"]Mozilla a trahi la communauté du logiciel libre

Mais pas question d'avoir un réflexe pavlovien et manichéen. Il n'y a pas les toujours bons d'un côté, et les toujours mauvais de l'autre. « C'est une erreur de combiner tous les jugements sur une entreprise. Je juge chaque programme offert au public selon le respect ou non des libertés des utilisateurs », prévient-il.

Par exemple, même si Windows reste une horreur aux yeux de Stallman, « Microsoft a publié des programmes libres qui seront utiles même dans le monde libre, et ces programmes sont des vraies contributions ». En revanche, « Mozilla a trahi la communauté du logiciel libre » en acceptant que les DRM puissent être lus dans Firefox. Même Linus Torvalds, le créateur du noyau Linux, ne trouve pas grâce à ses yeux, parce qu'il a accepté d'intégrer des fonctionnalités propriétaires au noyau. Stallman n'utilise qu'une version épurée de GNU/Linux, l'une des rares distributions vraiment libres listées sur le site GNU.org. Laquelle exactement ? Il refuse de le dire. « Tout le monde peut juger, et je n'ai pas essayé toutes les distributions, ce n'est pas une priorité pour moi. Ce qui est le point le plus important, c'est qu'elles sont libres ».

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Aujourd'hui, Richard Stallman ne développe plus de logiciels. Mais il a des idées. Sur l'intelligence artificielle, par exemple. « Techniquement, on peut faire une intelligence artificielle libre. Je viens de converser avec quelqu'un dans le champ de la traduction de la langue, textuelle. Il m'a dit que la base de données pour la traduction serait de plus ou moins un gigaoctet. C'est pas beaucoup. On peut facilement l'avoir dans le disque dur. Le logiciel libre est disponible ; ce qui n'est pas disponible, c'est la base d'entraînement du programme. Une fois développée une base libre d'entraînement, il y aura tout le nécessaire pour faire de la traduction localement, sans logiciel privateur. Et j'ai l'idée de proposer un projet de développement. J'ai une idée, secrète pour le moment ».

Après notre entretien, Stallman était bien plus détendu qu'à son arrivée. Jusqu'à me lâcher une petite blague, au moment de le prendre en photo. « Tu sais ce qu'il faut toujours demander à un banquier qui te prend en photo ? Il faut lui demander le vrai taux ». Une blague anti-banquiers sous licence libre.