Indétrônables, les comptines d’antan font leur come-back sur YouTube. Entre empires multilingues et droit d’auteur vacillant.

Décidément, elles sont indétrônables. Nos si vieilles comptines, compatibles avec tous les logiciels bébés et stockées à jamais dans nos clouds intimes, auraient pu se faire ringardiser par la modernité. Un gros monstre comme Internet, à coups d’applis sophistiquées et de trouvailles connectées aurait dû, en toute logique, refouler dans les limbes cet héritage baroque. Mais le Roi Dagobert n’en finit pas de mettre sa culotte à l’envers. Et l’ami Pierrot est toujours dans son lit. Eux et leurs compères ont réussi à à se frayer un chemin dans l’œil même du gros monstre : sur Youtube, voilà la clique ressuscitée. Clique qui, modernité oblige, se retrouve embarquée dans des flux d’argent et le flou juridique.

La recette

De prime abord, la recette de la comptine en ligne a l’air assez simple : pour un film d’animation de deux minutes, prenez les vieilles paroles connues de tous sans trop modifier la mélodie, chantez-les comme vous êtes avec une instrumentale sans sophistications, ajoutez quelques bruitages, proposez par moments des micro-gestes chorégraphiques pour donner un peu de consistance et laissez mijoter des années. Succès garanti.

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Consensus intergénérationnel, validation des acquis, subversion absente, l’enquête pourrait s’arrêter là. Sauf que non. Derrière leur apparente tranquillité, les comptines surbuzzent. Pas très vite, c’est vrai. C’est un succès infusé, enraciné, puisque ces vidéos, indéboulonnables, ont une espérance de vie largement supérieure à n’importe quel contenu scotché à l’ère du temps.

Pour se faire une idée chiffrée du succès de la galaxie comptines, il vaut mieux limiter le regard sur les trois grandes étoiles, trois chaînes Youtube aux millions d’abonnés : les Titounis, Comptines et Chansons et les comptines de Gabriel. Et du chapeau surgit le premier chiffre : à elles seules, ces trois chaînes comptabilisent plus de deux milliards de vues ! L’âne Trotro, pourtant si gentil et vénéré par tous les moins de quatre ans, ne leur arrive pas à la cheville : moins de 15 millions de vues au total. Oui-oui ne dépasse pas les 40 millions. Que voulez-vous, ils ne chantent pas… et ont l’outrecuidance d’avoir moins d’un siècle.

Applaudissons les comptines en ligne pour une seconde raison : elle permettent pour la première fois de dresser un palmarès des chants préférés des bébés francophones tout autour de la Terre — peut-être, il est vrai, influencés par la préférence des parents.

Trois chaînes comptabilisent plus de deux milliards de vues

Surprise : les Crocodiles du bord du Nil dont on ne parle pourtant plus arrivent en toute première position avec 86 millions de vues.  Le petit homme dans sa maison en carton vaut finalement pas mal de cacahuètes avec 72 millions de vues. Promenons-nous dans les Bois, qui terrifie pourtant les plus sensibles, arrive en troisième place avec 66 millions de vues. Quant aux plus connues, les grandes favorites des sondages, Au Clair de la Lune et la Souris Verte, elles n’arrivent qu’en 4e et 5e places avec respectivement 56 et 30 millions de vues. Enfin… ce palmarès est approximatif. Nous verrons plus tard pourquoi.

Les Titounis ®

Dans la galaxie comptines, il y a trois étoiles rayonnantes mais un seul vrai soleil : les Titounis. Les graphismes y sont plus aboutis (avec parfois de la 3D s’il vous plaît) et l’univers est riche. À elle seule, la chaîne cumule 1,3 milliards de vues depuis sa création en juillet 2006 et possède plus d’un millions d’abonnés. Pour des petites comptines, c’est astronomique. Enfin, nuançons un tout petit peu : la chaîne propose aussi des dessins animés faits maison et quelques vidéos éducatives. Mais le succès réside en grande partie sur les comptines. Le reste, des satellites en orbite.

1,3 milliards de vue, ça fait vraiment beaucoup d’enfants et de parents heureux. Une grande fabrique de beaux moments. Ils n’y en a pas tant que ça, des comptes Youtube à dépasser le milliard. Alors on se pose de grandes questions : c’est qui les Titounis ? Ça rapporte beaucoup ? A-t-on le droit d’en savoir plus ? On jette une bouteille à la mer, un e-mail très poli. La réponse arrive quelques heures plus tard :

Bonjour Pierre,

Merci pour votre message. Malheureusement je ne suis pas très à l’aise avec les interviews.

En fait, je les refuse toutes ! Comme les passages Télé d’ailleurs (c’est pour ça que vous ne trouvez pas grand-chose sur moi) :)

La seule vidéo où je parle de moi c’est celle-ci.

Je l’ai faite pour répondre aux nombreuses questions qu’on me pose… Mais je ne suis qu’une petite maman au foyer et j’aime mon anonymat et ma tranquillité :)

Merci de votre compréhension :)

V.

Une réponse personnalisée. Un humain qui tire les ficelles de la fabrique. Un ton très doux. trois smileys. Malgré ça, le message est clair : laissez-moi travailler en paix !

Il y a tout de même ce lot de consolation, cette unique vidéo de dévoilement. Blasé et déçu, on clique mollement sur le lien.  Et la curiosité, qui s’était mise en berne, revient aussi vite au galop.

Dans ce Draw My Life de 4 minutes (le principe est de parler de sa vie en la dessinant) datant d’un peu plus d’un an, la mère des Titounis promet de « tout raconter ». Chic. Inespéré. On dresse les oreilles. On apprend que les Titounis est une «super grosse structure qui embauche plus de 1 000 personnes à travers le monde ». On tombe presque de sa chaise. Avant de comprendre que c’est une blague (très drôle). Non, les Titounis, ce n’est qu’une seule personne, une ancienne graphiste du jeu vidéo qui dessinait des «jeux de voiture pour les grands ». Enceinte pendant la crise, elle est renvoyée. Elle commence à faire des vidéos pour sa fille, à chanter (pour la partie comptines) et à raconter des histoires (pour la partie dessins animés). La petite fille adore.

Et si on les mettait sur Youtube ?

Quelques années plus tard, la société embauche des milliers de personnes. Ben non, c’est la deuxième blague (tout aussi efficace). Dessins, musiques, animations et montages ne sont faits que par une seule et même personne, Maman Titounis. Parfois aidée de son mari lorsqu’il faut faire des voix d’hommes (et aussi, on le découvrira par la suite, de deux petites filles masquées proposant quelques gestes et gymnastique pour enrichir les comptines).

Vidéo où l’on nous présente aussi les fameux Titounis,  des petits animaux attachants, de vrais doudous animés : Tini, Wafou, Panda etc. Mascottes qui évidemment plaisent beaucoup aux enfants.

Mais les Titounis peuvent vite se sentir à l’étroit. Aussi découvre-t-on les comptines exportées à l’international (une chaîne « Kinderlieder » lancée en Allemagne et « Cartoon Songs » en Angleterre), des ventes en ligne (produits dérivés sur Amazon et morceaux à télécharger sur iTunes et Google Music) et un goût prononcé pour la démultiplication : en plus des comptines à l’unité, des playlists de comptines (des grandes vidéos fleuve d’une heure, d’une heure et demi ou même de trois heures de petites comptines mises bout à bout) — une très bonne stratégie pour multiplier les clics et les vues.

Du très bon marketing tout court.

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Il y a aussi cette chaîne annexe plus inattendue, Touni Toys, consacrée à l’unboxing — déballage d’un objet neuf (parfois offerts par les marques) avant de le présenter à son public. Sur la chaîne Touni Toys, on croise du Lego, du Kinder Surprise, du Playmobil, du Polly Pocket, du Disney, du Hello Kitty. Cette pratique vidéo est souvent sponsorisée et rémunérée par les marques. Ici rien ne le signale. L’auteure jure qu’aucune de ces vidéos-là ne relève de ce registre, il s’agit juste de pur plaisir — unique confidence stratégique que nous parviendrons à arracher.

Un gros succès après un licenciement. Fantasmes. Et si cette maman était un peu la J. K. Rowling des comptines, elle qui, dans une passe difficile, a su rebondir et régaler des millions d’enfants de ses seules petites mains talentueuses et prolixes. Et sa fortune ? Combien peut-elle bien gagner, cette anonyme invétérée ? Si mille vidéos vues rapportent en moyenne entre 25 et 75 centimes grâce à la publicité (chiffres que fait habituellement remonter la rumeur), alors cela ferait autour de 500 000 euros en quelques années ? Ou beaucoup plus ?

Success story ?

« Arrêtez de vous enflammer ! On ne peut absolument pas savoir ce que ce milliard de vues rapporte aux Titounis, c’est peut-être beaucoup moins que vous ne le pensez, explique au téléphone David, 42 ans. Il est impossible de savoir combien gagne un YouTubeur, ça dépend de trop de choses : le contrat personnalisé passé avec YouTube, la durée de visionnage, l’âge des vidéos… en fait personne ne peut faire d’estimation précise. Et de toute façon, YouTube nous interdit de communiquer là-dessus sous peine de rupture de contrat. Notamment pour éviter qu’un autre YouTubeur sache ce que gagne son voisin. Donc par pitié, n’écrivez pas de bêtises, n’essayez pas de deviner ce qu’elle gagne. » Et plouf, dans l’eau.

Il y a quatre ans, ce jeune Papa musicien-dessinateur-touche-à-tout commence lui aussi à créer des comptines pour son enfant (Gabriel), à les mettre en ligne et à connaître un petit succès. La chaîne des Comptines de Gabriel, c’est lui. C’est la troisième du podium, avec 111 millions de vues au total depuis 2013 (chiffre à nuancer un tout petit peu : quelques vidéos ne relèvent pas de la comptine).

La chaîne est beaucoup plus jeune que les Titounis, beaucoup moins fréquentée, quasiment pas marketée, mais suffisamment populaire pour que David se fasse un peu de sous — combien précisément, nous ne le saurons pas, omerta oblige. Du moins, les sous arrivent au début. Car plus les vidéos vieillissent, moins elles rapportent. Sa dernière comptine, Colchique dans les prés, date d’il y a huit mois.

Par rapport aux Titounis, c’est une éternité : au cœur du réacteur, on poste deux vidéos par semaine. Prenons par exemple l’une des dernières vidéos mises en ligne, un enchaînement fleuve de comptines qui dure au total 52 minutes : Cinq petits canards – Comptines pour apprendre les chiffres aux enfants – Titounis.  En trois jours, plus de 200 000 vues. Que trouve-t-on dedans ? Du bric et du broc, de l’ancien et du nouveau, des créations récentes et des comptines déjà postées des mois plus tôt. Le moulin va très vite et bat très fort.

Le moulin va très vite et bat très fort

Ce qui est magique avec les comptines des Titounis, c’est que quasiment rien ne se perd, tout se recycle. Forcément : dans la psychologie de l’enfant, c’est la répétition qui prime. Le connu, ça rassure, ça donne des repères et ça procure beaucoup de plaisir. Et si personne ne le surveille, l’enfant peut parfaitement s’avaler 52 minutes de friandises sonores et visuelles. Pourquoi chercher du nouveau ? Dans les foyers, les crèche, les maternelles, partout où l’on chante, on perpétue la tradition. Que YouTube enrichit — belle illustration de l’éternel retour.

Dans les commentaires, les parents bénissent souvent les Titounis : grâce à eux, les enfants se calment enfin et trouvent le sommeil (parfois disent-ils, c’est leur seule arme). Les petits doigts des enfants s’emballent eux-aussi, en témoignent de nombreux messages aux suites de caractères incompréhensibles. Non, les enfants ne sont pas des trolls. Ils font juste comme les grands, ils essaient de tapoter sur le clavier, tactile ou physique, sans mauvaises intentions. Une bonne chose pour l’Empire Titounis : les algorithmes de Google apprécient les interactions sociales, dont les avis rédigés par les bébés.

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Comptines ID et domaine public

De loin, tout à l’air simple… «Vous n’avez pas idée de comme c’est compliqué, une chaîne de comptines sur YouTube ! » Une seconde fois, David, papa de Gabriel, démonte une idée toute faite.  Fabriquer une comptine nécessite des heures et des heures de travail. Surtout quand on est seul, dans son cas ou celui des Titounis et qu’il faut faire preuve de polyvalence. C’est un vrai job d’artiste.

Surgit un autre obstacle, plus inattendu : certaines comptines ne sont pas dans le domaine public. Enfin si. Enfin non. Enfin… c’est compliqué. Si Au Clair de la Lune et la Souris verte ont été déposées sans incidents sur YouTube, David s’est cassé les dents avec les Crocodiles du bord du Nil : une personne a revendiqué les droits sur la chanson. Aïe. En France, une œuvre tombe dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur. La comptine daterait pourtant du XIXe siècle. Que s’est-il donc passé ?

Le robot s’est planté

Le monstre YouTube, déploie, en masse depuis 2013, une tentacule gigantesque : le Content ID. Ce système controversé est là pour protéger les auteurs. Lorsqu’un utilisateur B poste une nouvelle vidéo, l’algorithme détecte si elle n’emprunte pas des bouts de sons ou d’images appartenant à l’utilisateur A. Ceci afin d’éviter que B pille A. Si l’algorithme détecte une similarité, YouTube considère qu’il faut respecter le droit d’auteur : B doit donc se plier aux conditions de A. B peut soit utiliser librement l’extrait (solution agréable), soit supprimer son contenu (solution très désagréable), soit partager les recettes de la monétisation. 

«Ah bon ? Ce problème se pose aussi avec les comptines ?! Je le savais pour la musique classique, mais là….» Soupir au bout du fil. Poussé par Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire à la fois, membre de la célèbre association de défense des libertés numériques, la Quadrature du Net, et qui connaît bien la problématique. « Le content ID est un robot qui peut se tromper. Dans le cas de la musique classique, une vidéo qui utilise un morceau pourtant tombé dans le domaine public peut se faire refoule». Pourquoi ? Parce que le robot peut s’embrouiller entre la musique originale (libre) et une interprétation plus récente (sujette au droit d’auteur). L’utilisateur B peut contester la vidéo de A. Parfois ça se règle à l’amiable, via ou sans Youtube. Mais en cas de litige, A l’emporte souvent sur B, Youtube favorisant les A plutôt que les B et préférant une politique non interventionniste.

David, à propos de  Crocodiles, pense bel et bien que le robot s’est planté. Car la personne A qui revendique les droits sur la vidéo — il n’a pas réussi à l’identifier — n’a, selon lui, aucune légitimité. David, B floué, a fini par capituler.  Les recettes sont partagées avec A et la comptine lui rapporte beaucoup moins que les autres.

Pour ne pas subir de futures déconvenues et enrichir trop de A, David a enfilé sa casquette d’enquêteur avant de se lancer dans toute nouvelle création. Il sait donc que Jingle Bells, en version originale, relève bien du domaine public (son auteur est mort en 1893), mais il sait surtout que la version française est encore protégée. L’importateur, Francis Blanche, l’a adaptée en 1948. Il meurt en 1974. La chanson tombera dans le domaine public 70 ans après sa mort, en 2044. Quant à Petit Papa Noël, la chanson est, elle aussi, encore protégée : le compositeur, Henri Martinet, n’est mort qu’en 1985. David a quand-même choisi de l’interpréter. Dans une vie de compteur, on ne peut pas snober Petit Papa Noël. Mais, comme les Crocodiles, elle lui a beaucoup moins rapporté (avec 37 000 vues, cela n’a pas changé grand-chose).

Ce qui se passe sur YouTube, comptine ou pas comptine, témoigne selon Lionel Maurel, de la fragilité de la notion de domaine public. En France, ce serait même un « sport national » de revendiquer des droits d’auteur. Il cite comme exemple les photos officielles de la Joconde ou des grottes de Lascaux sujettes au droit d’auteur car on estime qu’elles sont l’œuvre du photographe. Ici ou dans d’autres domaines, le législateur est parfaitement conscient du problème. Des idées ont émergé. Mais les lignes n’ont pas bougé.

En France, ce serait un « sport national » de revendiquer des droits d’auteur

Aux États-Unis, cependant, une chansonnette a récemment défrayé la chronique : Happy Birthday To You, entonnée dans le monde des millions et millions de fois, s’est enfin affranchie de son gourmand propriétaire : la Warner. En 2015, à la suite de la class action d’artistes et de réalisateurs, la justice fait tomber la chanson dans le domaine public (jusque-là, la Warner touchait deux millions de dollars de royalties par an). L’entreprise est aussi sommée de rembourser 14 millions de dollars aux personnes indûment ponctionnées. Le justice a en effet décidé de rendre leur liberté aux paroles de la chanson, initialement publiées en 1893 par deux sœurs du Kentucky et rachetés en 1988 par la Warner.

Bref, ces questions de domaine public n’ont heureusement pas parasité l’écosystème des comptines sur Youtube. Ce qui laisse aux créateurs les mains quasiment libres… et plus ou moins productives. Alors que David semble laisser ses vidéos en jachère pour se consacrer à d’autres projets (abandonnée, sa chaîne lui rapporte chaque jour un peu moins mais il  semble à peine s’en émouvoir), les Titounis avancent inexorablement, semaines après semaines, à coups d’innovations, de playlists et de millions de vues. Souris vertes et escargots tout chauds sont entre de bonnes mains. Peut-être verrons-nous des comptines en stop-motion ou incarnées par des acteurs.

Quoi qu’il advienne, il paraît difficile d’imaginer les voir disparaître un jour.

 

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