Le jeu vidéo est un terme qui regroupe des productions comprises dans un spectre très large. Derrière les Call of Duty et autres FIFA, se cachent des petites perles au gameplay aussi simple qu’addictif. VA-11 HALL-A est l’une d’elle.

Il est l’heure de préparer des boissons et de changer des vies.

Nous sommes trois semaines avant l’an 2070, au cœur de Glitch City, dans une artère peu rassurante où l’on trouve le VA-11 HALL-A – prononcez Vallhalla, paradis mythologique – tripot franchisé on ne peut plus ancré dans son temps. Je suis Jill, 27 ans, et toute ma vie est devenue nocturne.

Chaque jour, je pars au taf, je deviens barmaid, je reviens avec quelques sous, à peine de quoi se payer le loyer et les charges d’une cage à lapins en ville. Ma copine et moi nous sommes séparées il y a plusieurs années et ça me hante encore. Rien de concret depuis, sinon des expériences qui ne se racontent pas. Heureusement, il y a ma boss, Dana, à peu près la meilleure personne au monde. Toujours là pour moi, toujours à trouver une bonne excuse pour me donner des extras, c’est une ancienne catcheuse qui ne dira pas sous la torture comment elle s’est retrouvée avec un bras synthétique.

Puis il y a Fore, mon compagnon félin. Mon collègue Gillian, ce petit fuckboy, ferme la marche. Toujours à se mettre dans des plans improbables.

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Servir et écouter

Mon taf est simple. Des clients arrivent, veulent une boisson et je la leur donne. Une interface dernier cri collecte toutes les recettes et dosages, n’importe qui pourrait le faire. Cinq ingrédients : Delta en poudre, Flanergide, Adelhyde (de la mort au rat modifiée, le saviez-vous ?) extrait de Bronson et Karmotrine – ce dernier est l’élément qui va alcooliser les boissons. En quelques pressions, hop, avec glaçons ou pas, âgé artificiellement ou pas, au shaker ou pas. Simple comme bonjour.

Mais le vrai travail est social, autant dire papoter avec les habitués et, de temps en temps, quelques célébrités ou cas spéciaux. Un patron de presse désabusé, un détective qui tient absolument à passer pour un connard, une star de la pop qui a atterri ici pour échapper à un stalker. Un gus qui passe toujours des commandes cryptiques et, fatalement, n’a jamais ce qu’il veut. Un tueur à gages. Une nana improbable qui streame en permanence tout ce qu’elle vit. Des gens à la fois ordinaires et extraordinaires, qui en diront un peu plus si je charge un peu leurs boissons. Enfin… s’ils ont le physique pour les tenir, donc.

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Mais j’ai mes préférées. Dorothy est une Lilim, un humain synthétique ultra-perfectionné. Travailleuse du sexe, elle a préféré garder une apparence de jeune fille pour « plaire à une niche de clients ». Elle a failli choisir « Dolores Haze » comme pseudo. Subtil. Mais elle aura toujours une anecdote loufoque pour illuminer ma journée et son sourire est contagieux. C’est rare, mais quand elle ne va pas bien, je lui sers un Piano Woman, même si elle demande autre chose.

Puis il y a Alma, subtilement surnommée « Hackeuse à gros nichons » par la boss. Au moins, vous savez maintenant ce qu’elle fait dans la vie, et je préfère ne pas lui poser trop de questions à ce sujet. Elle a bazardé ses deux mains pour des synthétiques… pour éviter le syndrome du canal carpien. C’est une bonne copine. Et comment ne pas parler de Stella, une nana plein aux as mais qu’un rejet de nanomachines a affaiblie à vie alors qu’elle n’était qu’un fœtus ? Maintenant, elle a des oreilles de chat, comme toute personne ayant subi cette transplantation improbable réservée à tous ceux qui ont le même problème.

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Bref, MégaNoël approche et il y a quelque chose de pourri au royaume Glitch City. Ca va bientôt péter. Les « chevaliers blancs », superflics corrompus et à la bavure facile, commencent à se faire lyncher. Malgré les apparences, le VA-11 HALL-A est un vrai sanctuaire, et Boss sait distribuer des raclées – c’est le bar le plus sûr du coin. Mais entre la télé et ce qu’on me raconte, ça sent pas bon. Ça pimenterait ma vie qui est aujourd’hui une alternance mécanique entre deux étapes : servir, prendre une pause, re-servir, et rentrer chez moi lire Reddit et les nouvelles de l’Œil Augmenté, dernier organe de presse mais dont tous les articles sont anonymes. Je crois que j’ai vu passer une stagiaire du canard, récemment… bref, une fin d’année froide, tendue mais étrangement nostalgique. Mon instinct de survie me trompe rarement : une grosse nouvelle va bientôt me tomber dessus.

Commencing Simulation

Sauf que je ne suis pas Jill Stingray, mais bien Benjamin B., votre serviteur, amateur de nouvelles expériences vidéoludiques avec un grand besoin d’évasion et porté par des ressemblances troublantes avec le personnage. Le VA-11 HALL-A n’est pas qu’un bar de fiction. Nous parlons bien du titre du jeu éponyme, sorti l’année dernière par Sukeban Games, un studio composé de deux Vénézuéliens, après un prototype issu d’une Global Game Jam consacrée aux univers cyberpunk, en 2014. Attention, pour l’instant, il n’est disponible que sur Steam en anglais mais une version Vita est sur les rails.

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L’immersion a été d’autant plus forte en jouant une « journée » à chaque début de nuit, exactement comme une prise de service au quotidien. Sa structure, divisée en jours, tous suspendus par une pause permettant de sauvegarder au milieu, l’y encourage. VA-11 HALL-A est un bon « jeu de lit », d’autant qu’il a une fonction proche d’un bouquin de chevet. Il s’agit, peu ou prou, d’un visual novel. Qu’est-ce à dire ?

C’est en fait un livre interactif où le jeu en tant que tel est minimal ou réduit. Vous connaissez sans doute les sagas Phoenix Wright, Danganronpa ou 999. Ils font partie d’une nasse « évoluée du spectre ». De l’autre coté, vous avez les kinetic novel qui ne présentent pas la moindre forme d’interaction mais juste du texte amélioré et contextualisé par l’image et le son. Prenez le fameux When They Cry, grande saga de polar en campagne japonaise, où tout le sel de l’expérience réside dans une lecture augmentée : musiques, ambiances, personnages qui apparaissent. On pourrait catégoriser les œuvres de ce genre avec le nombre de choix à prendre et l’importance qu’elles ont, qu’ils soient cosmétiques où qu’ils mènent vers une tout autre « route » d’histoire.

Ce sont les grands frères plus mainstreams des dating sims, ces jeux de drague, pornos ou non. Si vous souhaitez un exemple gratuit et en français qui pourrait vous passionner, tournez-vous vers Katawa Shoujo, une histoire où, après une crise cardiaque, on atterrit dans un lycée pour élèves handicapés. Vous allez, à force de décisions, vous « bloquer » sur une longue histoire avec l’une des cinq filles que vous allez croiser dans une introduction solide. Il s’agit d’une aventure textuelle sensible, surprenante et franchement longue.

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Servir un verre, c’est déjà prendre une décision

Mais ici, on se débarrasse du satané carcan romance/salle de classe/être un élève en transfert. VA-11 HALL-A est un visual novel qui vous fait prendre des choix en servant des boissons. En servant la bonne, en vous trompant, en les chargeant trop ou en lisant entre les lignes pour servir sa boisson préférée à quelqu’un qui n’ose pas trop le demander. Il est possible de bifurquer des rails prévus, et certaines prises de décision en apparence anodines pourraient, par exemple, débloquer un épilogue supplémentaire puisque vous aurez uni un lien avec un client.

Une intelligence latente dans la conception du jeu, dont il sera de votre ressort d’en comprendre les perches et de les exploiter. Après tout, mal travailler et ne pas avoir de pourboires n’est pas dans votre intérêt : il faut gagner de l’argent pour payer ses factures, mais aussi pour remplir les fièvres acheteuses de Jill, sous peine de ne pas la voir concentrée au travail – et vous ne voulez pas ça. Une petite contrainte qui rappelle Papers, Please, immanquable simulation de poste frontière (c’est nettement plus sexy et intense que ça en a l’air), en version aux antipodes, détendue et posée. L’interface du jeu, qui articule « vision à la première personne » et espace de travail sur le même écran, confirme cette influence.

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Mais l’ambiance n’est pas du tout la même. VA-11 HALL-A est un jeu nocturne, relaxé, posé, froid et qui embrasse totalement son univers. Impossible de ne pas le remarquer tant la direction artistique est criarde, mais le jeu est très fortement inspiré par la pop-culture japonaise à l’instant T, ses petits fétiches, ses niches du moment, ce qui en fera en improbable objet rétro-futuriste quand les générations futures tomberont dessus. Le style graphique du jeu rappelle le PC-98, et les moins jeunes d’entre vous tilteront au « It is now safe to stop playing » qui ponctue une sauvegarde. Mais tout, du design des personnages, aux easter eggs, le 4chan futuriste (cette fois majoritairement féminin) consulté par Gill, rappelle une grande hybridation de culture otaku en 2016. Si vous y êtes vraiment allergique, vous voilà prévenus.

Construire un univers pour les nuls

Et ce jeu est particulièrement doué quand il s’agit d’installer et de développer un univers. Pourtant in medias res, on vous prend par la main et, subtilement, on vous y expose les codes et les usages au travers des yeux et des pensées de Jill. Glitch City est dans un futur dystopique où il ne fait pas bon vivre. Il y a peu, un énorme tremblement de terre a envoyé l’Australie au rang des sujets de conversation sensibles. Quasiment tout le monde a une partie du corps synthétique, une amélioration fusse-t-elle minime, mais à l’instar d’une anticipation où les coeurs Carmat remplacent les pacemakers, les ratés létaux commencent à apparaître.

Les robots sont désormais des androïdes ultraréalistes avec une personnalité, des sentiments, programmés à la naissance avec des peurs aléatoires et une notion de la mort bien à eux. Ils ironisent même sur les trois lois de la robotique d’Asimov. VA-11 HALL-A est un jeu qui vous donne envie d’être ami avec un androïde, et qui vous fait sérieusement demander à quoi ressemble le sexe avec eux. Les clients sont honnêtes, crus, ont (parfois) les mêmes problèmes que vous et le jeu n’a aucun tabou, sans aller dans la surenchère. Eh oui, peut-être que ce monsieur impoli est chagriné par l’anniversaire de la mort de sa fille… c’est à vous de comprendre tout ça plutôt que de l’envoyer balader. Nous sommes quelques lustres dans le futur, mais les soucis du quotidien n’ont pas vraiment changé.

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Enfin, la bière coûte désormais 200 dollars et l’obligatoire mégasociété propre à tout univers dystopique va surement fermer votre bar sous peu. Mais vos propres problèmes vont bientôt refaire surface et radicalement transformer votre vie.

Sur Internet, les gens parlent du dernier concert de Kira Mikki, l’androïde star. Toujours sur Internet, on n’a pas arrêté de troller ou de shitposter. Il y a bien un moment où on finira par parler de votre taf et le juger. La presse est toujours là (ouf) mais est sensiblement plus calibrée par ses soutiens et annonceurs (argh). On ne parle plus d’un jeu, mais de l’univers en pleine mutation d’un jeu, on ne peut plus crédible, avec les codes d’une culture d’aujourd’hui. Rien que cette étrange combinaison est à découvrir.

Combinaison, c’est bien ce qui caractérise VA-11 HALL-A, qui mixe cyberpunk et visual novel, un cocktail qui ne rapporterait pas beaucoup. C’est la beauté de la chose, et la preuve qu’avec un peu de polish et une bonne plume, il est possible de proposer une meilleure expérience de jeu créée par un duo de développeurs que, disons, Final Fantasy XV et sa décennie de développement chaotique.

Ces petits fragments de virtuel ont été d’une grande vérité. C’est un peu triste, mais c’est beau et porteur de sens

Enfin, il est indispensable d’évoquer la bande originale du jeu. Fomentée par Garoad, elle se trouve en deux parties sur Bandcamp. Elle s’insère diégétiquement dans le jeu avec un mécanisme malin : deux fois par « jour », vous choisissez votre playlist. Elle est diffusée et les morceaux paraissent toujours adaptés à la situation, pourtant porteurs d’une grande palette d’ambiance et de genres. Le tout, sans paraître génériques. Voilà un vrai petit tour de force. Avec l’apparition tardive d’un personnage important, le très relaxant « Everything Will Be Okay » est tombé pile poil, créant pour votre serviteur un « moment magique » que je vous souhaite aussi.

Après une dizaine d’heures, on repart de VA-11 HALL-A avec une nostalgie immédiate, et la sensation, extrêmement satisfaisante, d’avoir vécu une vraie petite chose précieuse : une expérience originale de jeu vidéo. J’ai joué à de vilains jeux narratifs, j’ai joué à des bons, VA-11 HALL-A est facile à catégoriser puisque, une demi-heure par nuit, j’ai arrêté d’être B.B., et je suis devenu Jill S., avec ses problèmes et ses névroses. Je suis devenu ami avec tous ces êtres uniques et timbrés dans un coin de cyberpunk crédible, influencé par des codes qui me parlent. Ces petits fragments de virtuel ont été d’une grande vérité. C’est un peu triste, mais c’est beau et porteur de sens. Et c’est l’essentiel.

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