Société, business, tourisme, santé, politique, web, jeux vidéo : à peine sorti, Pokémon Go est déjà un phénomène culturel radical. Voilà pourquoi nous avons choisi de couvrir autant un sujet qui dépasse de très loin le simple divertissement.

Le 6 juillet 2016, quelques jours seulement avant la fin de l’Euro 2016, Niantic et la Pokémon Company sortaient officiellement Pokémon Go sur iOS et Android, après quelques mois de test du jeu en bêta. Si vous nous aviez demandé à ce moment-là de parier sur le succès du jeu, nous aurions peut-être mis une petite pièce, sans grande prétention, sur un « oui-ça-va-marcher-comme-tous-les-jeux-à-licence », atténué par un grand « tout-le-monde-s’en-fiche-de-la-réalité-augmentée ».

Il faut dire qu’Ingress, le précédent jeu de Niantic développé alors que la société était encore sous l’aile de Google était loin d’avoir fait un carton. Le titre, au scénario et aux mécaniques de jeu bien complexes, avait été pourtant acclamé par la presse à sa sortie en 2013. Et en effet, il s’agissait véritablement d’une innovation : pour la première fois, le scénario d’un jeu venait se greffer sur le monde réel et demandait aux joueurs de sortir de chez eux pour gagner. Côté monétisation, c’était aussi une nouveauté : comme tout le jeu reposait sur le principe de la réalité augmentée, Niantic avait très vite pensé à faire sponsoriser des points d’intérêt bien réels par des marques.

Ingress

Ingress

Ce cocktail savoureux était peut-être trop en avance sur son temps et manquait d’un élément déclencheur qui pourrait convertir les joueurs à ce nouveau type de gameplay mêlant randonnée, découverte et collectionnite aiguë. Pokémon Go avait tout cela dans sa besace et, en quelques jours, le reboot épuré d’Ingress est devenu un phénomène planétaire.

Alors évidemment, nous nous sommes trompés : ce que nous avions pris pour un jeu de plus dans les différents marchés d’applications était bien plus que cela. Dans ces premiers jours de vie, Pokémon Go a très vite dépassé Tinder en termes d’utilisateurs actifs par jour. En fin de semaine dernière, il s’apprêtait à dépasser Google Maps et Snapchat. L’intérêt pour le jeu a enterré le Brexit, l’Euro 2016, ou encore, fait rare, la pornographie. Les joueurs se sont rapidement comptés en millions et dans les heures qui ont suivi son lancement, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Australie, les premiers faits-divers bien réels n’ont pas tardé à débouler dans les fils d’actualité.

Certains étaient cocasses : on a vu par exemple plusieurs postes de police aux États-Unis demander aux joueurs d’éviter de se cacher dans les buissons pour attraper discretos des Pokémon, pour les encourager à venir devant l’entrée et à annoncer clairement leurs intentions. Des vidéos mettant en scène les joueurs ont été filmées aux États-Unis et diffusées largement sur les réseaux sociaux, dans lesquelles on a pu voir des centaines de personnes jouer ensemble à chasser des Pokémon, courant parfois dans la même direction pour trouver un rareSans oublier les recherches très sérieuses sur les bénéfices de Pokémon Go sur la santé qui se multiplient ou, à l’opposé, les accidents et autres mésaventures moins drôles vécues par certains joueurs.

https://www.youtube.com/watch?v=SDsiJCQSmvk

Le web en folie

Toute cette activité dans la vraie vie a été dédoublée par une activité au moins aussi intense sur le web qui n’a pas manqué cette occasion en or pour créer de nouveaux mèmes et autres blagues autour du sujet, vannes qui ne se limitaient alors plus à une sphère de connaisseurs, mais s’étendaient à des millions de personnes.

Et l’onde de choc Pokémon Go a été tellement puissante que le jeu, se faisant connaître par le bouche à oreille, a été téléchargé d’une manière ou d’une autre dans le monde entier alors même qu’il n’était disponible officiellement que dans quelques pays. Niantic a en effet souhaité gérer au mieux la charge des serveurs pour éviter qu’ils tombent en débloquant le titre région par région. Notez que cela ne l’a pas protégé des crashs… ou des attaques, rendant le jeu complètement indisponible pendant quelques heures.

Du côté de Numerama, nous avons publié 216 articles depuis le premier guide qui expliquait comment installer Pokémon Go sur Android en France et 24 d’entre eux ont eu Pokémon Go pour sujet. À chaque fois, ils ont trouvé leur lectorat, à la recherche d’informations ou d’astuces sur le sujet du moment. Il faut le reconnaître : tout cela est fascinant à suivre autant du point de vue éditorial que pour un joueur de longue date : rarement un jeu a autant fait parler de lui et dans le même temps, tout aussi rarement, sur Numerama, un guide qui explique comment utiliser telle ou telle fonction du jeu n’a autant été lu. Cela en dit long, d’une part sur la manière un poil chaotique dont fonctionne le jeu et d’autre part, sur l’intérêt incroyable que suscite encore aujourd’hui une licence vieille de 20 ans.

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Dans ces conditions, décider de passer à côté de ce phénomène qui mêle technologie et société serait une erreur éditoriale : jamais, de mémoire, n’avons-nous connu un titre qui fédérait autant les joueurs (lire l’interview en anglais du CEO de Niantic) de tous âges, milieux et cultures, joué autant par des hardcore fans que par des gens découvrant tout juste la licence. Pokémon Go est un titre qui dépasse même les générations, certains parents y trouvant le moyen de faire découvrir leur passion de jeunesse à leurs enfants.

À raison : reprenez un instant des yeux naïfs et émerveillés et imaginez qu’une petite fenêtre vous offre un regard sur un monde imaginaire, transformant votre environnement en une fiction à laquelle vous avez le droit de croire. Après tout, les Pokémon sont là, sur votre table, dans votre jardin, tout autour de vous quand vous vous baladez au parc. L’adulte moyen a un surmoi rationnel trop important pour vivre Pokémon Go ainsi, mais assez d’empathie pour imaginer comme cela doit être magique pour un enfant.

Pokémon Go dans la rue

Et ce n’est pas tout. Car au-delà de l’aspect purement statistique de Pokémon Go et du défi qu’il a relevé d’un point de vue de game design — les mauvaises langues diront que jamais un jeu aussi bugué n’a séduit autant de joueurs –, il est difficile de se rendre compte à quel point Pokémon est un phénomène inouï dans l’histoire du jeu mobile sans aller où l’on en parle le plus : dans la rue.

J’étais aux Pays-Bas la semaine dernière pour des reportages qui seront bientôt publiés sur Numerama et il était difficile de marcher une heure sans tomber sur des joueurs, le smartphone à la main, chassant le Pokémon dans la bonne humeur. Là-bas, m’a-t-on confié lors d’un tour chez nos confrères de The Next Web, tout le monde a un compte américain sur les différents marchés d’application car le pays est mal aimé des éditeurs. Autant dire que les Hollandais n’ont pas eu besoin de guide pour télécharger Pokémon Go sur Android ou iOS. Aujourd’hui, le fondateur du média international a d’ailleurs rendu Pokémon Go obligatoire pour ses employés, affirmant que le jeu les motiverait à faire une demi-heure d’exercice à la pause.

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Mais ce n’est qu’en rentrant ce matin en France que j’ai compris l’ampleur du phénomène, sans même avoir à enquêter. Littéralement, Pokémon Go a re-dessiné les habitudes des possesseurs de smartphones. En allant de la Gare du Nord à Strasbourg Saint-Denis, où se trouvent les bureaux du groupe Humanoid, j’ai croisé des dizaines de personnes effectuant leur trajet matinal vers le boulot un smartphone à la fin, jetant parfois un œil sur l’application, commentant à haute voix leurs prises avec leurs collègues et leurs amis.

À la pause déjeuner, c’était encore plus incroyable : dans le parc à côté de la Gaieté Lyrique, deux joueurs avaient posé des leurres pour attirer des Pokémon et ce petit coin de nature un peu vide d’habitude est devenu un lieu de pique-nique pour les joueurs qui espéraient voir apparaître un Pokémon rare. Toutes les conversations tournaient autour des petits monstres et du lycéen en vacances au startupeur qu’on trouve souvent dans le coin, tous avaient une petite histoire à raconter.

Le jeu est alors presque devenu un sujet de comptoir, au sens noble du terme, avec son lot de on dit et de spéculation : qui partageait une astuce pour mieux utiliser le radar, qui racontait qu’un ami avait un ami qui avait eu un monstre épique dans son premier œuf. Dans un mouvement fascinant qui n’a pris que quelques jours, Pokémon Go a remplacé le football dans tous ces petits échanges sociaux que les anglophones qui aiment tout nommer appellent small talks. Une émergence réelle et palpable du numérique dans la société, quand bien même son medium tient du divertissement.

Ces changements profonds et rapides (qui seront peut-être confirmés par une hausse du vol à la tire de smartphones dans quelques mois) dans le paysage nous ont confirmé que nous n’avions pas affaire à un petit phénomène, alors même que le jeu n’est toujours pas sorti en France et que les zones rurales ne sont pas particulièrement bien fournies.

Un petit artisan pourra-t-il s’acheter un Pokéstop pour faire venir les joueurs et leur offrir une réduction ?

Et toutes ces petites et grandes choses mises bout à bout ne sont que le début. Niantic prévoit de déployer des emplacements sponsorisés pour son titre et vu l’engouement des joueurs, cela pourrait être le début d’une manière nouvelle de faire de la communication, avec son lot de bonnes et de mauvaises mauvaises pratiques — toutes seront en tout cas à observer. Un petit artisan pourra-t-il s’acheter un Pokéstop pour faire venir les joueurs et leur offrir une réduction sur ses produits ? Des associations pourront-elles louer une arène pour organiser des tournois caritatifs ? Pourquoi, d’ailleurs, ne pas récompenser les joueurs pour de bonnes actions ? Des questions auxquelles seuls Niantic et la Pokémon Company pourront répondre à long terme. Dans l’immédiat, certains y pensent déjà.

Culturellement, enfin, PokéGo est déjà un outil. Lors de mon week-end entre La Haye et Amsterdam, j’ai découvert plusieurs fois des détails sur des façades, de belles portes ou des statues cachées au détour d’une ruelle grâce à des Pokéstop bien placés. Des points culturels dans l’espace qui, ironiquement, on été crowdsourcés par les joueurs d’Ingress.

Encore mieux : il m’est arrivé de lancer Pokémon Go pour avoir le nom d’un monument que je venais de croiser, sûr et certain qu’il y aurait un Pokéstop bien placé pour m’informer. Et cela n’a jamais raté. On peut alors imaginer un musée greffer une visite en réalité augmentée dans ses salles ou une agence de voyage proposer un Poké-tour d’une ville. Ingress ayant été conçu comme une plateforme sur laquelle peuvent s’empiler les fonctionnalités, ces expérimentations ne sont pas des rêves irréalisables, mais peut-être bien l’un des avenirs du jeu.

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Alors, oui, bien entendu, la hype va descendre et les joueurs les moins engagés vont arrêter de poursuivre un invisible Pikachu. Les hardcore gamers vont se lasser si Niantic n’ajoute pas d’éléments de gameplay suffisamment intéressants pour les tenir en haleine — au hasard, des combats au tour par tour. Et puis il y aura forcément la première personne à avoir tous les Pokémon, rendant l’exploit des suivants moins intéressant.

À n’en pas douter, Pokémon Go connaît en ce moment son heure de gloire et se fait le chevalier d’un mouvement, la réalité augmentée, qui avait été initié sans grand succès jusque-là. Le jeu fascine, rassemble les joueurs dans le monde réel, éprouve une technologie et parvient, en ces temps trop durs, à offrir un brin de gaieté légère aux gens.

Difficile de lui en vouloir pour quoi que ce soit.


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