C’est un mal qui ronge l’économie de l’intérieur. Plutôt que de servir les entreprises, la propriété intellectuelle est devenue un indicateur quasi officiel de la bonne santé économique du monde. Les Etats se gargarisent régulièrement du nombre de leurs déposants de brevets qui augmente, ou du nombre de marques déposées qui progressent d’années en années. Chaque pays veut rivaliser avec l’autre, un classement annuel étant même publié par l’OMPI des pays champions du nombre de brevets internationaux déposés (la France s’est fait prendre sa cinquième place par la Chine l’an dernier). Idem pour les entreprises. En 2009, Panasonic s’est ainsi imposé comme le plus gros déposant de brevets avec 1891 demandes de droits exclusifs sur autant d’inventions présumées. Pardonnez du peu.

Près de la moitié des brevets déposés dans le monde appartiennent soit à des Américains, soit à des Japonais (on comprend, dès lors, que les Etats-Unis et le Japon mènent les négociations sur l’ACTA en prônant la position la plus dure). L’Allemagne à elle seule compte 10 % des demandes internationales de brevets l’an dernier, et la France 4,6 %.

L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) est donc alarmée. En 2009, les demandes internationales de brevets ont reculé de 4,5 %. Une première depuis plus de 30 ans. En fait, une première depuis la mise en place de la procédure PCT qui facilite le dépôt des brevets à l’échelle internationale. De même, l’OMPI vient de dévoiler les chiffres sur les marques commerciales, qui montrent aussi un recul de 16 % des marques internationales déposées selon le système de Madrid.

Invariablement, l’OMPI estime que la baisse du nombre des dépôts de marques et brevets est la conséquence de la crise économique. L’économiste en chef de l’organisation, Carsten Fink, a ainsi expliqué que la chute du nombre de brevets déposés n’était « pas totalement surprenant étant donnée l’ampleur du ralentissement économique« . Jamais l’OMPI (qui est financée pour une grande partie par les annuités sur les brevets) ne s’interroge sur le fait que l’excès de propriété intellectuelle, largement amplifié depuis les années 1990, a pu être lui-même en partie responsable de la crise économique.

Or la question se pose. Nous l’avions posée fin 2008, au plus fort de la crise économique, et expliqué les raisons qui selon nous font de l’excès de propriété intellectuelle un facteur d’amplification de la crise :

Les brevets nourrissent en effet la bulle financière puisqu’ils sont valorisés sous forme de capital immatériel dans les bilans comptables des entreprises, qui servent de base pour évaluer la valeur d’un titre sur le marché. Plus une entreprise détient de brevets, plus elle donne l’illusion aux actionnaires d’avoir une assise, un actif à valoriser sur le marché. Les banques, y compris les organismes de financement public, prêtent bien plus volontiers leur argent (réel ou virtuel) aux entreprises qui peuvent présenter un ou plusieurs brevets comme garantie. Une course aux brevets s’est donc mise en route, avec des valorisations capitalistiques totalement irréalistes d’entreprises rachetées seulement pour leur portefeuille de brevets. De plus en plus de sociétés d’investissement (des « patent trolls ») se sont même créées ces dernières années uniquement dans le but d’acheter et de revendre des brevets, sans activité inventive propre, en poursuivant en justice ceux qui ne payent pas les licences d’exploitation des brevets de leur portefeuille.

Selon les statistiques officielles de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle qui les recense depuis 1985, le nombre de demandes de brevets qui était resté stable dans les années 1980 et 1990, autour d’un million de demandes par an, a explosé à l’approche des années 2000 jusqu’à atteindre 1,76 million de dépôts en 2006. Le nombre de titres effectivement délivrés a lui progressé plus vite encore, passant de moins de 400.000 brevets délivrés par an dans les années 1985-1995 à 727.000 titres octroyés il y a deux ans. Les chiffres officiels pour les années 2007 et 2008 ne sont pas encore disponibles, mais ils seront encore à la hausse.

(…)

Les brevets, qui servent l’économie virtuelle, vont à l’encontre de l’économie réelle lorsqu’ils protègent de fausses inventions et dissuadent les entrepreneurs d’inventer, par crainte des représailles judiciaires ou des coûts financiers de la protection de leur invention. Ils servent les grandes entreprises qui profitent de la spéculation mais desservent les petites. Or pour qu’une forêt de grands arbres apparaisse, il faut que des petites pousses puissent grandir.

Même les employés de l’Office Européen des Brevets avaient éprouvé le besoin de faire grève il y a deux ans, pour dénoncer l’absurdité du système des brevets qui les oblige à crouler sous les demandes qui s’empilent, et qui place les agents sous une pression de plus en plus forte. Des millions de brevets déposés sont toujours en attente de validation. Il faut traiter un nombre toujours croissant de demandes de brevets, et les chercheurs chargés de vérifier leur validité n’ont plus le temps de le faire correctement. Ils sont contraints à octroyer des titres qui finissent, régulièrement, par être annulés devant les tribunaux au prix de procès très long et excessivement coûteux.


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