Plus deux articles réservés aux abonnés
“C dans l'air” et ses experts “vieux, blancs, réacs”
Lucas Armati Publié le 29/03/2016.
L'émission de France 5, présentée par Yves Calvi, ne brille pas par la diversité de ses commentateurs. Une poignée d'hommes tient l'antenne avec un discours martial et sans nuances.
Difficile d’abandonner ses mauvaises habitudes. Entre janvier et novembre 2015, selon l’étude de l’Ina, les quarante-cinq numéros de C dans l’air consacrés au terrorisme et aux conflits ont majoritairement invité des experts mâles, parfois controversés, souvent vus et revus. Derrière le colonel de réserve Pierre Servent, consultant officiel de France Télé et grand gagnant du classement (avec onze passages), apparaissent le journaliste très contesté Mohamed Sifaoui (invité neuf fois), avec ses mots crus et ses remèdes musclés, les indétrônables éditorialistes Christophe Barbier et Yves Thréard (spécialistes aussi bien de Daech que de la réforme du collège), l’ex-agent trouble Pierre Martinet, le revenant Alexandre Adler...
« Les reportages de C dans l’air sont excellents, mais c’est l’une des pires émissions de télé pour le choix des invités », tranche un bon connaisseur des questions djihadistes. Pas étonnant : en coulisses, les équipes de reporters échangent peu avec les programmateurs chargés de recruter les experts. « En réalité, c’est le producteur Jérôme Bellay qui décide de tout. Il invite des gens qu’il aime bien et qui lui ressemblent : vieux, blancs, réacs ! », témoigne un ancien de l’équipe.
Devant les caméras, les commentaires pertinents côtoient les discussions de comptoir. « Je refuse d’y aller, raconte l’universitaire Olivier Roy. Pour moi, c’est du pugilat, du spectacle. Le problème de la télévision, c’est qu’elle transforme tout en débat : cela égalise les arguments et les expertises. » Seule force de l’émission : les 70 minutes quotidiennes dont elle dispose. « Je connais les limites de l’exercice, affirme la chercheuse Myriam Benraad. Mais c’est l’un des seuls plateaux où l’on a le temps de développer sa pensée. »
Dans les médias, la solitude du chercheur de fond face aux “experts”
Lucas Armati Erwan Desplanques Publié le 29/03/2016.
La vraie expertise est souvent à l'université, mais les études restent dans les tiroirs. Car il y a peu de liens entre chercheurs, élus et médias.
Les experts autoproclamés ont-ils remporté la bataille médiatique faute d'adversaires universitaires ? A priori, non : avec ses neuf cents unités de recherche en sciences humaines et sociales et ses trois cent trente écoles doctorales, la France dispose d'un puissant réseau d'études, qui a fait émerger des intellectuels reconnus sur les questions moyen-orientales, comme Jean-Pierre Filiu, Olivier Roy, Pierre-Jean Luizard, Myriam Benraad ou François Burgat. Le problème, c'est qu'une bonne partie de ces travaux ne dépasse jamais le cercle restreint des chercheurs.
Élus et universitaires français, deux mondes à part
Début mars, dans un rapport sur les recherches en sciences sociales consacrées aux radicalisations rendu à la ministre de l'Education Najat Vallaud-Belkacem, le directeur du CNRS, Alain Fuchs, a pointé « la quasi-ignorance mutuelle » du monde universitaire et des élus. A l'opposé des Etats-Unis, où les chercheurs bénéficient des études ultra documentées du Congrès et partagent leurs notes avec le FBI, l'universitaire français travaille seul. Un isolement que voudrait briser Alain Fuchs, qui préconise la création d'une interface opérationnelle entre « chercheurs, décideurs publics et membres de la société civile », et d'un poste de « chercheur conseiller référent » afin de faciliter les échanges.
L'Etat semble se réveiller : il vient de créer dix postes au CNRS sur l'islamologie et la radicalisation. Au lendemain des attentats de novembre, le centre de recherche a également lancé un appel à projets. Parmi les deux cents travaux proposés — une étude de l'Institut du cerveau sur le trauma collectif après le 13 novembre, une autre sur la protection des cathédrales gothiques en cas d'attentat, ou encore une enquête sur la radicalisation dans le sport amateur, etc. —, une cinquantaine seront soutenus financièrement.
“Le temps de la recherche n'est pas celui des médias, ni du politique.”
Cet empressement prend parfois une tournure ironique : en 2010, l'Institut français des relations internationales (Ifri) n'avait pas trouvé un seul euro pour financer une étude sur la déradicalisation. « Après les attentats, les autorités sont revenues nous solliciter, raconte Marc Hecker (Ifri), mais elles veulent des résultats rapides. Or le temps de la recherche n'est pas celui des médias, ni du politique. »
Au sein de l'EHESS ou du CNRS, certains se méfient un peu de l'émergence d'une « djihadologie » utilitariste, soumise aux seules préoccupations préventives et sécuritaires du gouvernement. Le politologue François Burgat regrette l'actuelle propension à se limiter au « comment » (filières, modes d'action, etc.) plutôt qu'à poser la question, plus dérangeante, du « pourquoi » (sur le rôle des Etats et leurs intérêts au Moyen-Orient).
“La grande tradition française d'étude sur le Coran et l'Islam s'effrite.”
Le champ d'intervention de la recherche académique devrait au contraire s'élargir et multiplier les approches transdisciplinaires. Le rapport Fuchs, qui salue la richesse de la recherche française, pointe néanmoins quelques failles, notamment sur les études arabes et islamiques. En 2014, l'historienne Catherine Mayeur-Jaouen, professeur à l'Inalco, publiait un livre blanc sur la crise de l'islamologie, désertée par les sciences humaines, ce que confirme le rapport : « Tous les spécialistes s'accordent pour dire que la grande tradition française d'étude sur le Coran et l'Islam s'effrite, alors même qu'une partie croissante de nos compatriotes appartiennent aux différentes branches de la religion musulmane. » Le professeur de Sciences Po Gilles Kepel parle même d'une « politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman ».
La main tendue du gouvernement au monde universitaire semble aussi contradictoire avec les baisses de subventions dans les centres de recherche à l'étranger, comme aux instituts français du Caire, d'Istanbul ou d'Erbil (Irak), qui sont autant de lieux d'échanges et de réflexion. Dernier obstacle : la dangerosité du terrain, qui complique l'observation. Le CNRS interdit ainsi à ses membres de se rendre à la frontière turco-syrienne et déconseille d'étudier en Egypte comme en Tunisie. L'historien Pierre-Jean Luizard, spécialiste du Moyen-Orient, n'a pas pu mettre un pied en Syrie depuis deux ans et demi. Et lorsqu'il se rend en Irak, c'est en douce, sans prévenir sa hiérarchie.